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Vincent Bernière
               
         

Rémi Blanchard était-il japonais ?

Beaucoup de choses ont été dites sur les rapports formels qu’ont entretenus les acteurs de la Figuration libre avec la bande dessinée. Pas grand-chose en réalité, surtout des lieux communs. Pareil avec le pop art, idem avec la Figuration narrative. Les raisons d’une telle pauvreté ? L’absence de culture, le manque de connaissances et de curiosité pour autrui, le cloisonnement critique et idéologique. L’art méprise la culture, la BD jalouse l’art officiel, et tout le monde se met le doigt dans l’œil. L’un se drape dans son histoire, l’autre ne peut faire appel qu’à un corpus critique et théorique des plus faibles. Et chacun se réfugie derrière son ego. Déjà, les premiers bédéphiles modernes avaient usé d’un raccourci d’amateurs aigris pour donner le titre de la première exposition officielle de BD en France, au musée des Arts décoratifs, à Paris, en 1967 : « Bande dessinée et Figuration narrative ». Depuis, on a reconnu la valeur conceptuelle des toiles de Liechtenstein. Prendre une vignette issue d’un comics américain des années cinquante, si possible avec de grosses trames parce que c’est joli, agrandir démesurément puis sérigraphier. À part ça, quels rapports avec la bande dessinée ? Aucun. Rien de plus chez Warhol ou Hamilton. Avec la Figuration libre, c’est différent. D’abord parce que ses acteurs principaux baignaient dans la culture BD de l’époque, les années Métal Hurlant, Les Enfants du rock. L’amalgame fut d’ailleurs trop rapidement établi avec le rock, tandis qu’eux étaient plutôt post punk et new wave – Kas Product, les Démodés. Depuis les années soixante-dix, le rock et la BD sont liés par une même économie de moyens, l’attachement à des valeurs communes essentiellement modernes et subversives. Et puis parce qu’on a eu vite fait de comparer ce qui constituait, peut-être, un manque de maestria picturale et l’apparente pauvreté du dessin de bande dessinée. La bande dessinée est en réalité un langage et, même si certains sont éventuellement capables de le faire, il ne s’agit pas d’exécuter un Rembrandt par case lorsqu’on a une histoire à raconter. Non, c’était plutôt du côté d’une esthétique BD qu’il fallait regarder. « Ce n’est pas de la peinture, c’est de la bande dessinée », déclarait Di Rosa. Mais l’expression est vide de sens. Il n’y a pas plus d’esthétique BD que d’esthétique cinéma. Dans la seconde proposition, voyez comme le terme ne veut soudainement plus rien dire, tandis qu’avec la BD, il évoque certainement quelque chose… Un sentiment d’ordre plastique, effectivement, mais tout de même assez diffus. Dans le travail de Combas et Di Rosa, qu’y a-t-il de tellement « BD », hormis des thèmes de représentation vaguement populaires ? Une envie spontanée, quasi égocentrique, enfantine et illustrée ? Peut-être. Il reste le trait, la séquence parfois, le sentiment souvent. Un genre de sourire frais, d’énergie adolescente. « La BD, c’est chouette, jeune et frais ! », diraient certains. Chez Rémi Blanchard, rien de tout cela. Sa peinture est très tôt mature. Il aurait pu être un excellent auteur de bande dessinée adulte. Seulement, c’est bien au-delà de l’Atlantique qu’il aurait fallu y chercher quelque correspondance. Non pas en Amérique mais au Japon. Blanchard aurait fait un excellent peintre lettré japonais.
Des quatre acteurs principaux de la Figuration libre, Combas, Di Rosa, Boisrond et Blanchard, ce dernier était celui qui s’éloignait le plus de la BD, disait-on à l’époque. Si l’on parle des comics américains ou de la BD européenne de gare que lisaient les frères Di Rosa, certes. Mais la vraie filiation inconsciente de Blanchard, c’est l’imagerie populaire orientale, le manga. Et encore, pas n’importe quel manga. Car ici comme ailleurs, l’inculture fait rage. À parcourir ses toiles paisibles, on ne peut s’empêcher d’envisager l’histoire d’une tradition narrative et graphique extrêmement riche, qui prend naissance à la fin du xixe siècle, se développe dans l’œuvre d’un petit bonhomme, Osamu Tezuka, investit les avant-gardes avant de devenir, une fois de plus, la matière première de l’élaboration laborantine d’un nouvel art contemporain bédévore. Rémi Blanchard connaissait-il Tezuka ? Sûrement pas. En France, on ne découvre qu’aujourd’hui l’immensité de son œuvre. Près de trois cent mille pages, dit-on. En janvier 1982, tandis que les quatre peintres français de la Figuration libre prenaient leur envol planétaire, Tezuka arpentait à Angoulême les rues désertes de ce qui n’était encore qu’un petit festival de bande dessinée. Il allait seul, du haut de ses cinquante-six ans, les mains dans le dos, éternellement coiffé de son célèbre béret noir, avec ses grosses lunettes à monture. Tezuka rêvait de devenir Walt Disney. Il fut celui qui posa toutes les bases du manga, ou plutôt de ce que l’on appelle la story manga. Et lorsqu’on sait la passion de Blanchard pour les contes, impossible de ne pas penser aux histoires à rallonge du papa des mangas. Sauf que chez le Japonais, la mythologie est contemporaine, les dieux sont des robots et l’île au trésor un texte sacré. Son leitmotiv : la lisibilité. Le confort du regard. L’importance de la ligne. Regardez les toiles de Blanchard. Et puis l’expressivité. Là aussi, les critiques de la Figuration libre avaient convoqué l’imagerie populaire occidentale. Mais finalement, qu’est-ce qui, chez Blanchard, donne le ton des personnages dans les scènes représentées ? Les yeux. Doux, sereins, larges et grands ouverts. Parfois, on dirait même qu’ils sont plissés. Des yeux manga, en fait. Car, bien loin de l’idée reçue selon laquelle les dessinateurs japonais font de grands yeux à leurs personnages parce qu’ils souffrent d’un soi-disant complexe oriental, les yeux manga sont grands parce qu’ils doivent immédiatement exprimer. Lorsqu’ils ne disent rien, ce qui est déjà beaucoup, ils sont clos. Ainsi ceux de Blanchard. Les yeux de Combas disent l’énervement, la colère, la suractivité. C’est Obélix, Hulk et Superman. Les yeux de Blanchard disent le calme et le silence. C’est le Bouddha de Tezuka, l’Homme qui marche de Taniguchi. « Toutes mes bandes dessinées ont en commun l’ambition de parler du monde dans lequel nous vivons, de montrer que l’homme doit vivre pour le bien, en harmonie avec son prochain, avec la nature et les animaux », disait Tezuka. On se croirait dans une toile de Blanchard. « En BD, j’aime bien Blueberry et Mœbius », disait-il naïvement. Quelques années après son passage à Angoulême, Tezuka invita Mœbius chez lui, dans sa maison de Tokyo, une de ces petites demeures typiquement japonaises où la ville le dispute à la campagne, pour lui témoigner sa plus profonde inspiration. Le même Mœbius qui, dans les années soixante-dix, quitta Paris pour aller rejoindre la secte Isozen, se déconnecter du monde pour méditer un peu. Nul doute que ces trois-là – Tezuka, Mœbius et Blanchard – auraient formé la plus mystique des confréries. Et Lamarche Vadel d’y ajouter un zeste d’esprit bénédictin.
Autre particularité de certains mangas qui rejoint Blanchard, Bouddha et les autres : l’écoulement naturel du temps. Après la story manga, le premier mouvement rebelle aux archétypes de Tezuka fut appelé gekiga. Autrement dit, le manga réaliste. Et comme les clichés ont la vie dure, rappelons que les mangas violents, plutôt hâtivement élaborés, ne représentent qu’une partie de la production. Il y a autant de différence entre Dragon Ball de Toriyama et l’Homme sans talent de Tsuge qu’entre les yeux exorbités de Combas et ceux, placides, de Rémi Blanchard. Entre les traits vibrants qui cernent les personnages pour exprimer la vitesse du premier et les aplats sereins du second. Dans les années soixante, tandis que les étudiants tokyoïtes se rebellaient contre la présence américaine dans l’archipel, que Warhol sérialisait des boîtes de soupe Campbell et que Rémi Blanchard grandissait en Bretagne, un groupe d’auteurs japonais allait se constituer autour de la revue underground Garo. Maruo, Hanawa, Tsuge… On commence à peine à les découvrir en version française, surtout Tsuge, dont certaines vignettes rappellent immanquablement les compositions de Blanchard. Tout comme lui, Tsuge n’a que peu de foi dans les étiquettes élogieuses. Tandis que Blanchard n’hésite pas, dans les interviews, à se définir candidement comme « peintre », Tsuge vitupère régulièrement contre son propre milieu : « La bande dessinée se fiche pas mal de faire de l’art ou pas. On me considère comme un auteur, parce que je traite de sujets inhabituels, comme le quotidien, la réalité sans l’aventure. Mais je n’aime pas ce mot. “Auteur”, ça ne veut rien dire. » De fait, il y a chez les deux hommes une recherche de l’humilité dans la représentation. Le refus d’en faire trop. Et c’est peut-être là que les rapports sont les plus évidents. Non, les tableaux de Blanchard ne sont pas « de la bande dessinée ». Tout juste peut-on penser qu’ils font partie d’une narration interrompue. Mais il s’en dégage un sentiment d’éternité tout proche de celui du manga d’auteur. Prenez un livre de Tsuge, un autre de Taniguchi. On tourne les pages et c’est comme si le temps s’arrêtait, la vie devenait plus douce, somnolente et tout à fait silencieuse. Presque zen. Certaines scènes confirment la fragilité de l’être, la beauté de l’instant. Un homme qui ramasse des cailloux près de la rivière, un autre qui pêche. Chez Blanchard, Taniguchi et Tsuge, les personnages sont souvent seuls. Il n’y a pas de bruit. Un cerf passe furtivement, un oiseau gazouille, un chat se prélasse. Et même quand, à ses débuts, Blanchard introduit une séquence dans la représentation, sans doute perverti par Di Rosa ou Boisrond, le voilà qui utilise la même image, ou presque. Comme si le temps devait pouvoir s’arrêter un peu. Devant l’une de ses toiles, et particulièrement celles qu’il peignit à la fin de sa vie, on a envie de rester un moment, de goûter à une saveur inconnue. C’est pourquoi l’exposition est précieuse et le catalogue indispensable. L’un des avantages d’un bon livre de bande dessinée est de pouvoir l’emporter avec soi. De tourner les pages à l’envi. D’aller en avant, de revenir en arrière. Il devrait pouvoir en être de même avec la peinture. Surtout celle de Blanchard.

   
       
  Sans titre, 1993
Acrylique sur papier, 50 x 54 cm
Collection privée
   
             
     
  Sans titre
Acrylique sur papier et collage, 38 x 28,5 cm
Collection privée
   
             
     
  Sans titre, 1993
Encre sur papier, 24,5 x 32,5 cm
Collection privée
Dernier dessin de Rémi Blanchard fait à Séoul
   
             
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