Monographie
Rémi Blanchard
Parue en mai 2004 aux éditions SOMOGY
à l'occasion de trois grandes expositions qui se sont succédées à Quimper, aux Sables d'Olonne et au Cailar
“ Il fut un temps, peu lointain, mais lointain déjà, où peindre et voir se conjuguaient sous le commandement torride d’une brassée de concepts, de problématiques, de références, de connotations, et je ne regrette pas ce temps, je ne regrette rien… Ce temps fut un souterrain nécessaire sans doute. Pour que vienne au jour, encore, une ferveur nouvelle, une passion affirmative nouvelle. ” Ainsi s’exprimait en janvier-février 1981 le critique d’art Bernard Lamarche-Vadel dans la revue Artistes, dont il était le rédacteur en chef1. Intitulé “ Finir en beauté ”, expression extraite d’une citation de Yasunari Kawabata2, l’article ne proposait aucune espèce de commentaire critique sur la situation artistique du moment mais dérivait sur des considérations autobiographiques quelque peu obscures. Lamarche-Vadel reprit pourtant la formule au mois de juin suivant pour en faire le titre de l’exposition qu’il organisa dans son loft à Paris, rue Fondary, dans le 15e arrondissement3. C’est dire si ceux qui la composaient – Jean-Michel Alberola, Jean-Charles Blais, Rémi Blanchard, François Boisrond, Robert Combas, Hervé Di Rosa, Jean-François Maurige et Catherine Viollet – étaient porteurs à ses yeux de cette “ ferveur nouvelle ”. Prophétique alors, Lamarche-Vadel ? Une chose est sûre : historiquement parlant, “ Finir en beauté ” est la première manifestation qui rassemblait dans le même espace ceux qui allaient constituer le groupe de la Figuration libre, à savoir Blanchard, Boisrond, Combas et Di Rosa. Rappeler ici cet événement duel vise à souligner le rôle majeur qu’a joué à cette époque le critique d’art parisien. Un rôle plus particulièrement prégnant à l’égard de certains, comme ce fut le cas pour Rémi Blanchard, puisque leurs relations, avant d’être celles du peintre et du critique, furent celles de l’étudiant et du professeur. C’est en effet à l’école des beaux-arts de Quimper qu’ils firent connaissance : celui-ci y était entré en 1976 et celui-là y enseignait la culture générale. Une rencontre tout à la fois houleuse et prospective, comme le reconnaîtra plus tard l’artiste.
Né à Nantes en 1958, Rémi Blanchard, qui est issu d’un milieu modeste, l’est aussi d’une famille nombreuse – pas moins de onze enfants ! Alors que sa mère est au foyer, son père, mécanicien auto, ne compte pas son temps pour réussir à faire bouillir la marmite et élever la tribu. De cette vie de famille Rémi, qui est un garçon très renfermé, a toujours gardé un excellent souvenir, notamment des virées en vacances et du camping “ dans les champs en pleine nature ”. À dix-sept ans, le jeune homme, qui ne montre aucune espèce de passion pour les études et aspire bien davantage à vivre une vie concrète, les interrompt brutalement pour aller travailler un moment à l’usine. Quelques mois plus tard, même s’il reconnaît n’avoir alors “ pratiquement aucune connaissance de l’histoire de l’art ” en dehors de Picasso, il décide d’entrer aux Beaux-Arts. Certes, il lui plaît de dessiner, mais il n’a pas pour autant l’ambition de devenir artiste. En fait, Rémi Blanchard ne sait pas très bien ce qu’il veut faire. Il se cherche. Sans qu’il le sache encore lui-même, c’est pourtant bien dans cette voie qu’il va se trouver. Malgré tous ses efforts pour rattraper le temps perdu, force lui est de reconnaître que, décidément, l’école n’est pas faite pour lui. “ En troisième année, j’en avais ras le bol, je ne m’entendais plus avec les professeurs ”, dira-t-il plus tard. Dès 1979, il décide d’abandonner. S’il saisit toutefois l’occasion qui se présente d’aller faire un stage à Nottingham, en Angleterre, c’est encore pour occuper le temps. Il en revient pourtant quelque peu transformé, comme si celui-ci lui avait permis d’y voir plus clair dans ses propres intentions. À son retour, suivant en cela les conseils que Lamarche-Vadel lui avait prodigués quand il avait quitté l’école, Blanchard décide en effet de venir s’installer à Paris pour faire de la peinture. Il y est au tout début de l’année 1981, et le critique d’art le prend alors sous sa coupe.
Pour le jeune artiste qu’il est – il n’a alors que vingt-deux ans ! –, cette année est celle de tous les débuts. À peine est-il installé que Bernard Lamarche-Vadel, soucieux de mettre en relation de jeunes artistes d’une même génération animés par un même goût pour la peinture, le présente à Combas, Di Rosa et Boisrond. Originaires de Sète, les deux premiers se sont retrouvés à Paris et forment avec Boisrond et le photographe Louis Jammes l’ébauche d’une petite bande. Dès lors, cela va aller très vite car les temps sont à l’urgence et il règne au-dehors une telle effervescence que l’on ne peut aspirer qu’à y participer, faute de quoi on risque de se faire écraser par la horde qui déboule. Blanchard apprécie-t-il exactement la situation et a-t-il choisi sciemment de faire partie de la fête ? Rien n’est moins sûr. Il se laisse plutôt porter par les événements, surpris non seulement de pouvoir faire ce qui lui plaît mais, petit à petit, d’en vivre. Bien sûr, tous les jours ne sont pas roses et le jeune artiste passe par toutes sortes de hauts et de bas, de périodes d’enthousiasme et d’inquiétude. Rémi Blanchard n’est pas un expansif, comme le sont Combas et Di Rosa. C’est quelqu’un de très timide, plutôt du genre introverti, qui se tourmente facilement jusqu’à faire parfois de “ mauvais rêves ” quand il prépare une exposition. Il n’en reste pas moins qu’il réussit à trouver sa place au sein du groupe qui émerge, d’autant plus qu’il y apporte une touche singulière, quelque peu décalée, qui balance entre simplicité et poétique.
Quelque temps après son installation, s’il figure en compagnie de Boisrond dans une exposition intitulée Transitif, Intransigeant, organisée par la galerie Trans/form, dans le 7e arrondissement, c’est sa participation en juin à “ Finir en beauté ” qui est déterminante. Il s’y fait notamment repérer par Yvon Lambert qui ne tardera pas à l’inclure dans la nouvelle équipe de jeunes artistes – dont Combas et Blais – qu’il est en train de constituer. L’été venant, présentant chez lui les “ 2 Sétois à Nice4 ” au regard d’une scène artistique internationale qui a vu naître ici et là les néo-fauves en Allemagne, la trans-avant-garde en Italie et l’art graffiti aux États-Unis, Ben qualifie leur peinture de “ figuration libre ”. L’expression est lancée, l’histoire peut vraiment commencer. Pour Blanchard, elle se poursuit à l’automne : il est invité à exposer en octobre par un jeune “ curator ”, Hervé Perdriolle, avec ses nouveaux amis et Catherine Viollet dans un hôtel particulier, rue des Blancs-Manteaux, dans le 3e arrondissement5. Si cette exposition, intitulée “ To End in a Believe of Glory ”, reste assez confidentielle, elle a du moins le mérite de mettre en exergue l’espèce de communauté d’esprit qui anime ces artistes et le rapport qu’ils entretiennent avec une culture tout à la fois populaire, musicale et médiatique. Début décembre, si Blanchard qui dispose d’un atelier à Belleville peut regretter de ne pas figurer dans la nouvelle formule intitulée Ateliers, imaginée par le musée d’Art moderne de la Ville de Paris soucieux de montrer les artistes émergeants6, il a toutes les raisons de ne pas s’en faire. Il expose en effet chez Yvon Lambert7, y précédant Robert Combas de quelques mois ! Otto Hahn, le critique de L’Express, ne manque pas de souligner que, s’il est “ l’oublié ” des “ Ateliers 81/82 ”, Rémi “ fait de la grande peinture au second degré : des sujets volontairement désuets – biches dans un sous-bois ou chasseur à l’affût – complétés par des collages de couvre-lit en imitation de peau de lapin… Un cocktail de somptueux et de dérisoire8. ”
Fort d’une volonté nouvelle de promotion et de diffusion de l’art contemporain tant en France qu’à l’étranger, le ministère de la Culture que gouverne Jack Lang depuis l’arrivée au pouvoir des socialistes se multiplie alors en initiatives de toutes sortes. En février 1982, Otto Hahn qui a pris parti pour la nouvelle génération montante est notamment chargé par l’AFAA (Association française d’action artistique) d’organiser une vaste exposition d’artistes français à New York. Intitulée “ Statements New York 82. Leading contemporary Artists from France ”, celle-ci réunit des générations et des styles très différents. Otto Hahn y invite Blanchard et Combas, qui exposent leurs œuvres chez Holly Solomon ; compte tenu du contexte, celle-ci tient aussi à présenter en même temps Hervé Di Rosa et François Boisrond. Ainsi, ironie de l’histoire, c’est dans une galerie new-yorkaise que, pour la première fois, Blanchard, Boisrond, Combas et Di Rosa se trouvent réunis tous les quatre – et tous les quatre seulement !
Dans le même temps à Nice, Ben, qui a réussi à convaincre l’institution de s’intéresser au phénomène de la Figuration libre, organise avec Marc Sanchez, responsable de la GAC (Galerie d’art contemporain), une grande exposition ratissant large autour de ce concept. La quinzaine d’artistes qui y participent contribue quelque peu à en brouiller les cartes, ce qui conduit Bernard Lamarche-Vadel à prendre ses distances avec cet “ Air du temps ” – titre de cette exposition – qu’il a pourtant lui-même participé à insuffler, quoi qu’il en dise en réponse à une interview dans le catalogue : “ Ce terme de “figuration libre” m’est absolument étranger, il s’agit d’une naïveté supplémentaire de ceux qui transforment aujourd’hui en idéologie, et peut-être en commerce, ce que j’ai conçu en événement, en excentricité9. ” La formule est surprenante d’autant que l’“ événement ” perdure, prend racine et s’impose. Tous les partenaires du monde de l’art s’emparent en effet du phénomène : médias, galeries, institutions, marché de l’art. La célèbre et rigoureuse revue Art Press n’y échappe pas. En avril, elle consacre un dossier à ces “ Jeunes artistes ” nouvellement apparus. Le travail de Rémi y est analysé par Sylvie Dupuis. Celle-ci relève le choix de l’artiste pour l’animalité, “ thème qui réfute toute forme de discours ”, et note combien chez lui “ les grands coups de pinceaux, les formes plus ou moins jetées, la violence des couleurs expriment un certain primitivisme… Comme si pour renouer avec l’image, seule celle de l’animal, symbole du non-civilisé, s’imposait. Comme si, pour retourner à l’émotion, il fallait opérer un retour à un certain archaïsme bienfaisant10. ”
Très vite, c’est une véritable avalanche ! Les expositions autour de la Figuration libre se multiplient : Combas est chez Yvon Lambert, Boisrond chez Farideh Cadot, Di Rosa chez Gillespie-Laage-Salomon ; la galerie Beaubourg réunit Combas, Di Rosa et le groupe de design Totem. Si, à Saint-Paul-de-Vence, Catherine Issert ne manque pas de s’accrocher au train, cela déborde largement les frontières. Les galeries Eva Keppel à Düsseldorf, Swart à Amsterdam – qui se sont intéressées dès 1981 à Combas et Di Rosa –, 121 à Anvers, Pellegrino à Bologne, Bonomo à Bari donnent tour à tour avec enthousiasme dans la Figuration libre. Grâce à Yvon Lambert, Blanchard et Combas sont tous deux présentés à la Foire de Bâle dans le secteur Perspektive, expressément réservé aux jeunes. Pour sa part, Rémi est invité par la suite à exposer à la galerie Swart puis chez Bernier à Athènes.
À trois reprises, au cours de cette année 1982, Blanchard, Boisrond, Combas et Di Rosa participent à différentes actions publiques, réalisant des œuvres destinées à déborder le circuit convenu du monde de l’art. Ils participent ainsi à une opération intitulée “ Art Prospect mécénat industriel ”, qui propose à des artistes d’exécuter en public une affiche peinte sur de grands panneaux urbains. C’est l’occasion pour eux d’une fortune médiatique considérable. D’autant qu’ils réitèrent aussitôt pour le compte d’une campagne publicitaire annoncée comme “ L’art en sous-sol ou Félix Potin vu par la Figuration libre ”. À l’automne, enfin, à l’initiative d’Hervé Perdriolle, Blanchard, Boisrond, Combas et Di Rosa se retrouvent tous les quatre pour réaliser, toujours en public et chacun à son tour, une toile de 4 x 8 mètres dans les anciens ateliers de décoration de la Comédie de Caen. L’opération est encore très largement relayée par les médias. Composée de figures monumentales et décoratives, la toile qu’exécute Rémi Blanchard en appelle à un vocabulaire plastique qui tend vers une plus forte géométrisation formelle sans pour autant se priver de l’atmosphère poétique qui lui est très personnelle et le démarque de ses compères.
Au début de l’année 1983, une exposition de groupe à laquelle participent nos quatre mousquetaires est organisée à l’Espace lyonnais d’art contemporain. “ Figures imposées11 ” – c’est son nom – vise derechef à une réunion très élargie d’artistes travaillant dans un certain “ esprit du temps ”, comme s’il s’agissait de ne pas laisser le label de Figuration libre aux seuls Blanchard, Boisrond, Combas et Di Rosa. C’est bien pourtant ce que sanctionne dans le même temps l’exposition de photographies de Louis Jammes que présente dans la ville voisine de Villeurbanne la galerie Gaston Nelson12. Représenté en “ briseur de chaînes sous chapiteau de cirque, crachant le feu en maillot de corps devant une boîte de chocolat Poulain ”, le portrait de Rémi Blanchard par Jammes que décrit Jim Palette dans Libération sert d’illustration à l’article chaleureux du critique13. Mais curieusement, une nouvelle fois, l’événement le plus important pour le groupe de la Figuration libre est bien davantage l’exposition à l’étranger que lui consacre le Groninger Museum aux Pays-Bas14. Voulue rétrospective – déjà ! – par Frans Haks, le directeur, elle rassemble une quantité d’œuvres qui proviennent tant des collections dudit musée que de collectionneurs autochtones ou étrangers ainsi que les quatre grandes peintures réalisées à Caen. Une première. Le soir du vernissage, comme souvent à leur habitude, Combas, son amie Cathy Brindel et Richard Di Rosa (le petit frère d’Hervé), qui avaient constitué dès 1979 un groupe de rock nommé Les Démodés, y allèrent d’un concert mémorable. Dans la foulée de cette manifestation qui fait plus de bruit dans la presse nordique que française et dont le catalogue est notamment riche d’interviews menées plutôt swing par Cathy Brindel elle-même, Rémi Blanchard expose successivement à la galerie Buchmann à Saint-Gall, en Suisse, puis chez Claudine Bréguet à Paris – il a quitté Lambert –, puis derechef chez Swart, enfin à la galerie Eva Keppel à Düsseldorf.
Ayant obtenu une bourse de résidence de six mois à New York, Boisrond et Di Rosa vont y séjourner. Ils y font la connaissance de Keith Haring et de Kenny Sharf, figures de proue d’un art graffiti auquel participe Jean-Michel Basquiat. Dans ce temps-là, alors que Combas expose chez Léo Castelli, Boisrond chez Anina Nosei et Di Rosa chez Barbara Gladstone, puis avec son frère sculpteur chez Tony Shafrazi, les relations entre Rémi Blanchard et ses camarades commencent à se distendre. C’est que, fondamentalement, il ne partage pas les mêmes valeurs qu’eux, ni ne travaille sur les mêmes registres d’intérêt, comme l’observera justement un peu plus tard Hector Obalk : “ Ni spectaculaire, ni rigolo, le monde de Rémi Blanchard est celui des roulottes, des cracheurs de feu, des cerfs, des hottes magiques et des oiseaux perchés sur l’épaule de champêtres vagabonds. À la mode du fun, de la BD et des graffitis de la ville, Blanchard oppose celle du merveilleux des champs et des contes d’enfant traditionnels15. ”
À la fin de l’année, l’exposition que la galeriste autrichienne Ursula Krinzinger organise dans ses locaux16 réunit une nouvelle fois les quatre mousquetaires de la Figuration libre et Catherine Brindel, mais associés à Jean-Charles Blais, Denis Laget et Georges Rousse. Le succès qu’elle rencontre – elle est présentée ensuite à Francfort et à Vienne – reste malgré tout très ponctuel et le fait qu’elle ne soit pas constituée du noyau dur de Blanchard, Boisrond, Combas et Di Rosa ne débouche sur rien de particulier. Comme si les temps en arrivaient doucement à ce que l’aventure collective de la Figuration libre s’effiloche au bénéfice d’une dynamique davantage individuelle, on assiste à la publication successive tout d’abord fin 1983 de la première monographie d’Hervé Di Rosa, puis début 1984 de celle de Robert Combas. Cette individualisation de l’activité des héros de la Figuration libre va aller en s’accentuant tout au long de l’année. Les frères Di Rosa transforment la Robert Frazer Gallery de Londres en un monumental “ Dirozoo ” qu’ils reconstituent par la suite au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. François Boisrond participe à l’exposition “ Art et Sport ” imaginée par Perdriolle aux 24 Heures du Mans ; il y retrouve Keith Haring avec lequel il réalise toute une production d’images sur le thème de l’automobile. Seuls, Hervé Di Rosa et Boisrond sont invités à l’exposition “ French Spirit Today ” présentée à l’USC Fischer Art Gallery de Los Angeles et au musée d’Art contemporain de la Jolla puis à la Biennale de Sidney. Si, pour Rémi Blanchard, l’année 1984 est plutôt sèche – il n’a aucune exposition personnelle –, celle-ci se termine pour la Figuration libre sur le mode d’une confrontation qui est en même temps comme un tomber de rideau. À l’invitation de Suzanne Pagé, responsable de l’ARC au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Otto Hahn et Hervé Perdriolle se font les commissaires d’une exposition intitulée “ 5/5 Figuration Libre France/USA ” réunissant cinq Français – Blanchard, Boisrond, Combas, Di Rosa et Jammes – et cinq Américains – Basquiat, Crash, Haring, Kwong Chi et Scharf17. Pour Suzanne Pagé, le label sous lequel est placée cette réunion fonde sa justification “ sur l’effet de liberté primordiale d’abord affirmée par un art libre de toute adhésion et de tout refus, de toute allégeance et de toute référence même, par l’excès précisément des emprunts, leur laminage réciproque, l’insolent aplatissement d’un brassage par collages étrangers à toute hiérarchie du grand art, du moyen art et du petit art, de l’histoire et de la rue, du noble et du trivial. ”
Dans le texte qu’il produit à cette occasion, Hervé Perdriolle ne manque pas de souligner encore une fois la singularité de la contribution de Rémi Blanchard à l’aventure de cette Figuration libre. Il a “ ce privilège, écrit-il, d’être le seul de ces artistes à nous proposer une iconographie rurale. Ses sujets : roulotte, cheval, licorne, cracheur de feu, oiseau, lumières… sont d’une totale simplicité graphique comme si cette iconographie rurale, nomade, était gérée par un ordinateur. Son iconographie évoque aussi, dans son agencement volontairement aléatoire, certains jeux de cubes pour enfants où chaque face représente un dessin différent et où il appartient à chacun de construire son tableau. ” Et le critique d’achever : “ Rémi Blanchard a cet heureux privilège de nous rappeler que la simplification de la gestion amenée par l’ordinateur n’est pas le privilège des villes. Il nous rappelle les espoirs que nous plaçons dans cette simplification, ailleurs, du pouvoir, ici, de la poésie. ” Une façon de qualifier la démarche de Rémi Blanchard à l’aune d’une fondamentale dualité, entre humilité et vision d’avenir, la figuration libre ne lui ayant jamais servi autrement que sur le mode du pont. La douceur et l’acuité de son regard sur les êtres, les animaux et les choses que conforte toute sa production picturale ultérieure est là pour l’attester.
Hervé Perdriolle
Graphiste, Hervé Perdriolle conçoit le système graphique de la revue Artistes créée par Bernard Lamarche-Vadel. Il travaille pour la revue du Syndicat de la Magistrature, conçoit des affiches, des pochettes de disques et des annonces promotionnelles pour The Cure, Jean-Michel Jarre, Joe Jackson. Directeur artistique, il réalise des maquettes de catalogues et de livres sur Calder, Miro, Léger, pour la Galerie et les Editions Maeght, sur Helmut Newton, pour les Editions du Regard.
Il est également photographe. Sa première exposition est organisée par Georges Rousse en 1974 à Nice.
Commissaire d’exposition, Hervé Perdriolle organise des manifestations artistiques dans des espaces les plus variés, le métro, les Bains-Douches, les 24 heures du Mans ou le Championnat du Monde de Ski Nautique, le Musée d'art moderne de la Ville de Paris ou encore le Musée des monuments français.
Promoteur de la Figuration Libre, il illustre, à travers de nombreuses manifestations, les liens amicaux et culturels qui unissent, de 1981 à 1985, les artistes de ce mouvement : Rémi Blanchard, François Boisrond, Robert Combas et Hervé Di Rosa. Pour montrer les affinités entre ces artistes et leurs homologues américains, il organise les premières interventions en France de Jean-Michel Basquiat (avec Otto Hahn), Keith Haring, Crash et Tseng Kwong Chi (5/5, Figuration Libre, France /USA, ARC, Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, déc. 1984 - fév. 1985). Il est l’auteur de « Figuration Libre, une initiation à la culture mass medias » publié aux Editions Axe-Sud en 1984. Directeur de la société des frères Di Rosa (1988-1994), il est cofondateur de l’Art Modeste.
Chat perché (texte d'Hervé Perdriolle paru dans la monographie de Rémi Blanchard aux éditions Somogy en 2004)
Il faut absolument dire que Rémi Blanchard était capable du meilleur comme du pire, sans quoi certaines personnes mal intentionnées ne cesseront de nous ressortir le pire, et ce pire pourrait alors cacher le meilleur. Le pire est présent dans l’œuvre de tout artiste, mais de manière générale il est mieux dissimulé. Oser parler du pire et du meilleur à propos de l’œuvre de Rémi Blanchard n’est pas difficile, car le meilleur s’impose ici sans contestation aucune. Que cet œuvre, si court, affiche, avec l’indécence provocante de la liberté, le meilleur comme le pire témoigne d’un engagement sans calcul.
L’œuvre de Rémi est à l’image de l’homme, du jeune homme car Rémi est pour toujours resté jeune. Volage, semblable à l’un des nombreux oiseaux migrateurs qui jalonnent ses peintures. Oiseaux de nuit, aussi, qui semblent toujours dormir, dormir debout, en équilibre. Influençable Rémi, là aussi pour le meilleur comme pour le pire. Je me souviens de sa période quai de Seine, où l’amitié et l’art ne faisaient qu’un, déambulant la nuit avec son clan, ses amis, dans les rues de Paris muni de pochoirs métalliques en forme de chat, en tête ou en pied. Pochoirs de chat pour un travail de bombage, de graffiti, d’empreintes sur les murs. Chats se faufilant, se déplaçant sans bruit, capables de passer entre nos jambes sans même qu’on les remarque. Chat perdu. C’est de son chat disparu qu’en premier Rémi me parla, le jour où il perdit toutes ses œuvres, archives et effets personnels, dans l’incendie de son atelier. Chats aux regards perçants, puis chats aux regards mi-clos. Drôle d’animal, le chat, si pleinement (d’attitude et de physique) à mi-chemin entre l’Orient et l’Occident, trait d’union domestique entre l’Orient et l’Occident. Influençable Rémi, comme cette autre période où ses peintures étaient si proches de celles de François Boisrond, presque du mimétisme, troublant. Influençable encore lorsque ses lectures de Rimbaud ou de Kerouac resurgissent dans toute la magnificence de ses plus belles œuvres. Influençable toujours avec ses nombreux regards de femmes aux yeux bridés, semblables à ceux de ses compagnes japonaises ; tous ces regards engloutis, ces regards sans regard. L’œil si plissé qu’il est impossible d’en voir la pupille.
Les plus belles toiles de Rémi Blanchard : en décrire juste quelques-unes.
Dormir, la lune dans un œil et le soleil dans l’autre. D’après Paul Éluard 1990, 76 x 102 cm
Un aplat en dégradé, façon estampe, du rouge au rose, vif et tendre à la fois. Tendre la vie. Lignes claires, d’un geste limpide. Plumes peintes et vraies plumes collées. L’œil clos, assoupi, l’œil de l’empire levant représenté par une simple courbe. Non dessinée la courbe, la paupière, mais simplement figurée par une plume collée directement sur la toile. La beauté. Peinture synonyme de beauté, d’une aspiration en rêve éveillé à la beauté. On pense à Klimt, aux symbolistes, mais plus encore, cette toile nous donne à voir Rémi Blanchard. Rémi dormant sur la table à tréteaux de l’atelier de Bernard Frize (Bernard avait invité Rémi, lors de son arrivée sur Paris, à partager son atelier). Rémi dormant, à même la table, entouré des pots de peinture de Bernard Frize, la lune dans un œil et le soleil dans l’autre. Autre toile de la même famille, Pleurs de plumes.
View from Russian Hill, San Francisco 1990, 152 x 198 cm
Une table ; sur la table, un livre de poésie de Rimbaud dont on peut lire le titre : Une saison en enfer, Illumination. Pourtant l’atmosphère de cette peinture est ouatée, feutrée. Étouffée ? À côté du livre, un vase. Sur ce vase, un visage. Au dos du livre, un visage. Au mur, un tableau, sur ce tableau l’esquisse d’un visage. Au premier plan, une femme de dos. Au regard de son dos et de sa chevelure noire de jais, on suppose qu’elle est asiatique. De chaque côté de la table, à gauche, à droite et au fond : canapés et fauteuil, confortables, accueillants, vides. Mur du fond encore, une grande fenêtre vitrée à l’américaine ; les persiennes entrouvertes laissent apercevoir une vue panoramique et nocturne de la baie de San Francisco.
L’Adieu aux saltimbanques 1988, 137 x 107 cm
Toile d’un style résolument naïf. Premier plan, un cheval et un cerf aux contours aussi résumés que peuvent l’être ceux de jouets pour enfants, en second plan un homme nu, trait grossier, juste un contour – et simple aplat de couleur. L’homme nu semble saluer les saltimbanques qui partent au loin (alors qu’un oiseau vient se poser sur sa main tendue). Ceux-ci sont figurés par la seule présence de deux roulottes tirées chacune par un cheval. La manière de peindre, pour cette toile, est entre expressionnisme et symbolisme, nabi et naïf. Gauguin et le Douanier Rousseau ne sont pas loin. Éloge de la naïveté héroïque. Hommage homérique aux saltimbanques.
Deux femmes aux lys, Femme à l’oiseau bleu et Femme aux bouquets de roses
Trois toiles de 1988, Matisse revisité par un Fernand Léger qui s’appellerait Rémi Blanchard, né en 1958 à Kyoto, près de Nantes, mort « sur la route » en 1993.
Février 2004
P.S. Tant de références, de grands noms évoqués, pourraient paraître comme de primaires faire-valoir. Il n'en reste rien. Ouvrons les yeux ! Ce sont simplement certaines œuvres de Rémi Blanchard qui, implicitement, convoquent ces noms d'oiseaux (Rémi Blanchard aime les oiseaux, photographie de Rémi Blanchard mis en scène par Louis Jammes, années quatre-vingt.
On connaît l’histoire : Rémi Blanchard fait partie de ces jeunes artistes qui, sans complexe, au début des années quatre-vingt, sont entrés par effraction dans la peinture. En bandes organisées. Autour de critiques d’art qui avaient jugé le moment opportun d’occuper le terrain et d’en finir en beauté avec les tenants du minimal et du conceptuel. L’offensive s’appelait en France « Figuration libre », aux États-Unis « Bad painting », en Allemagne « Neue Wilde »…
À première vue, rien ne semblait prédisposer Rémi Blanchard à cette aventure. Il avait peut-être le goût du dessin, mais ses parents et professeurs furent les premiers surpris d’apprendre qu’il entrait à l’École des beaux-arts de Quimper après avoir obtenu à Nantes le diplôme d’électromécanicien vers lequel les services de l’orientation professionnelle l’avaient dirigé.
Il faut avouer que Rémi Blanchard ne devait pas connaître grand-chose à l’histoire de l’art avant de découvrir sa vocation. Heureusement. Car il ne se serait certainement pas livré avec autant de ferveur s’il avait connu ses classiques et pris soin de frotter respectueusement ses pieds sur le paillasson avant de pénétrer dans la cour des grands. Il ne soupçonnait sans doute pas la richesse ni l’étendue du territoire qui s’ouvrait à lui. Mais une fois en place il a beaucoup appris, et très vite !
Neuvième d’une fratrie de onze, Rémi connut à Nantes une vie heureuse. Avec leur père, mécanicien dans un grand garage de la ville, qui conduisait une voiture publicitaire les jours de mi-Carême, les enfants ont goûté aux couleurs de la fête et aux batailles de confetti. Le dimanche, ils allaient à l’église. Rémi ne semble pas avoir souffert de cette éducation car, en 1987, il accepta sans arrière-pensée de composer une Nativité pour la couverture du numéro de Noël de l’hebdomadaire La Vie. Il a toujours aimé les images.
Ses parents, qui habitent encore à Nantes dans la même maison, ont laissé au fond de leur jardin le petit carré de nature que Rémi s’était approprié pour cultiver ses rêves et se raconter des histoires en jouant avec des animaux… en céramique. Il y subsiste une biche et un aigle, qui font toujours bon ménage !
Beaucoup de sujets qui inspirèrent le peintre sont nés là. Définitivement ancrés dans son imaginaire. Le bestiaire de Rémi Blanchard appartient à l’univers des gens du voyage, des bohémiens et des saltimbanques qu’il mit si souvent en scène avec leur cortège de lions, ours, chiens, chevaux, renards…
Rémi Blanchard revenait régulièrement voir sa famille à Nantes où, en 1982, il fut invité à participer à une exposition collective intitulée « Figures du temps », au palais de la Bourse. La même année, l’École des beaux-arts l’accueillit dans son local de l’Atelier sur l’Herbe. C’est à cette époque que le musée des Beaux-Arts fit l’acquisition du Voleur d’étoiles et que les Amis du musée firent entrer Colin Mayar dans leur collection. Les deux tableaux datent de ce que l’on pourrait appeler la première période du peintre, la plus fougueuse et la plus débridée. Celle des erreurs de jeunesse : Rémi peint sur des supports de fortune, comme il peut, avec ce qu’il a sous la main. Le résultat pourrait être catastrophique mais, miraculeusement, ça « fonctionne », comme on dit. Le tableau est indéniablement présent, avec ses outrances et ses imperfections, mais on y croit. L’évolution du travail de Rémi Blanchard donna raison aux amateurs nantais qui devinaient en ce jeune homme un continuateur des artistes qui fondèrent en 1934, à Nantes, le Groupe Régional Indépendant pour libérer la peinture locale de son carcan académique : ceux-ci s’appelaient Paul Durivault, Jacques Philippe, Henry Leray, Émile Pescher, Michel Noury… Ils admiraient tout à la fois Picasso, Matisse, Chagall, Dufy, Van Gogh… C’est à propos de Michel Noury, pour caractériser son travail et celui de ses amis, que, dans le texte de présentation de l’exposition que lui consacra le musée de Pont-Aven en 1988, j’ai parlé pour la première fois d’expressionnisme onirique. Il ne s’agissait évidemment pas, pour moi, d’inventer a posteriori une « école » : je cherchais seulement à qualifier le plus justement possible un ensemble de productions délibérément figuratives, qui avaient pour caractère commun de conjuguer librement couleur et imagination.
Rémi Blanchard appartient incontestablement à cette famille. Il pourrait être le fils spirituel de Michel Noury, et bien qu’il n’ait probablement jamais eu connaissance de l’existence de ses aînés, il prend instinctivement place dans la lignée des imagiers qui utilisent un langage simple et efficace (couleur, aplat, cerne…) pour raconter des histoires aux petits et aux grands qui résistent à la tentation de devenir adultes.
Alors que le musée des Beaux-Arts et la bibliothèque municipale de Nantes évoquent les Nantais qui ont joué un rôle dans l’aventure surréaliste, on ne peut s’empêcher d’associer mentalement le destin de Rémi Blanchard et celui de Jacques Vaché : tous deux sont en effet passés, en des circonstances similaires, de l’autre côté du miroir… Ils appartiennent désormais éternellement au monde de ces « rêveurs définitifs » qui nous font signe d’ailleurs et nous rappellent, avec André Breton, que « c’est peut-être l’enfance qui nous rapproche le plus de la vraie vie ».
Rémi Blanchard était-il japonais ?
Beaucoup de choses ont été dites sur les rapports formels qu’ont entretenus les acteurs de la Figuration libre avec la bande dessinée. Pas grand-chose en réalité, surtout des lieux communs. Pareil avec le pop art, idem avec la Figuration narrative. Les raisons d’une telle pauvreté ? L’absence de culture, le manque de connaissances et de curiosité pour autrui, le cloisonnement critique et idéologique. L’art méprise la culture, la BD jalouse l’art officiel, et tout le monde se met le doigt dans l’œil. L’un se drape dans son histoire, l’autre ne peut faire appel qu’à un corpus critique et théorique des plus faibles. Et chacun se réfugie derrière son ego. Déjà, les premiers bédéphiles modernes avaient usé d’un raccourci d’amateurs aigris pour donner le titre de la première exposition officielle de BD en France, au musée des Arts décoratifs, à Paris, en 1967 : « Bande dessinée et Figuration narrative ». Depuis, on a reconnu la valeur conceptuelle des toiles de Liechtenstein. Prendre une vignette issue d’un comics américain des années cinquante, si possible avec de grosses trames parce que c’est joli, agrandir démesurément puis sérigraphier. À part ça, quels rapports avec la bande dessinée ? Aucun. Rien de plus chez Warhol ou Hamilton. Avec la Figuration libre, c’est différent. D’abord parce que ses acteurs principaux baignaient dans la culture BD de l’époque, les années Métal Hurlant, Les Enfants du rock. L’amalgame fut d’ailleurs trop rapidement établi avec le rock, tandis qu’eux étaient plutôt post punk et new wave – Kas Product, les Démodés. Depuis les années soixante-dix, le rock et la BD sont liés par une même économie de moyens, l’attachement à des valeurs communes essentiellement modernes et subversives. Et puis parce qu’on a eu vite fait de comparer ce qui constituait, peut-être, un manque de maestria picturale et l’apparente pauvreté du dessin de bande dessinée. La bande dessinée est en réalité un langage et, même si certains sont éventuellement capables de le faire, il ne s’agit pas d’exécuter un Rembrandt par case lorsqu’on a une histoire à raconter. Non, c’était plutôt du côté d’une esthétique BD qu’il fallait regarder. « Ce n’est pas de la peinture, c’est de la bande dessinée », déclarait Di Rosa. Mais l’expression est vide de sens. Il n’y a pas plus d’esthétique BD que d’esthétique cinéma. Dans la seconde proposition, voyez comme le terme ne veut soudainement plus rien dire, tandis qu’avec la BD, il évoque certainement quelque chose… Un sentiment d’ordre plastique, effectivement, mais tout de même assez diffus. Dans le travail de Combas et Di Rosa, qu’y a-t-il de tellement « BD », hormis des thèmes de représentation vaguement populaires ? Une envie spontanée, quasi égocentrique, enfantine et illustrée ? Peut-être. Il reste le trait, la séquence parfois, le sentiment souvent. Un genre de sourire frais, d’énergie adolescente. « La BD, c’est chouette, jeune et frais ! », diraient certains. Chez Rémi Blanchard, rien de tout cela. Sa peinture est très tôt mature. Il aurait pu être un excellent auteur de bande dessinée adulte. Seulement, c’est bien au-delà de l’Atlantique qu’il aurait fallu y chercher quelque correspondance. Non pas en Amérique mais au Japon. Blanchard aurait fait un excellent peintre lettré japonais.
Des quatre acteurs principaux de la Figuration libre, Combas, Di Rosa, Boisrond et Blanchard, ce dernier était celui qui s’éloignait le plus de la BD, disait-on à l’époque. Si l’on parle des comics américains ou de la BD européenne de gare que lisaient les frères Di Rosa, certes. Mais la vraie filiation inconsciente de Blanchard, c’est l’imagerie populaire orientale, le manga. Et encore, pas n’importe quel manga. Car ici comme ailleurs, l’inculture fait rage. À parcourir ses toiles paisibles, on ne peut s’empêcher d’envisager l’histoire d’une tradition narrative et graphique extrêmement riche, qui prend naissance à la fin du xixe siècle, se développe dans l’œuvre d’un petit bonhomme, Osamu Tezuka, investit les avant-gardes avant de devenir, une fois de plus, la matière première de l’élaboration laborantine d’un nouvel art contemporain bédévore. Rémi Blanchard connaissait-il Tezuka ? Sûrement pas. En France, on ne découvre qu’aujourd’hui l’immensité de son œuvre. Près de trois cent mille pages, dit-on. En janvier 1982, tandis que les quatre peintres français de la Figuration libre prenaient leur envol planétaire, Tezuka arpentait à Angoulême les rues désertes de ce qui n’était encore qu’un petit festival de bande dessinée. Il allait seul, du haut de ses cinquante-six ans, les mains dans le dos, éternellement coiffé de son célèbre béret noir, avec ses grosses lunettes à monture. Tezuka rêvait de devenir Walt Disney. Il fut celui qui posa toutes les bases du manga, ou plutôt de ce que l’on appelle la story manga. Et lorsqu’on sait la passion de Blanchard pour les contes, impossible de ne pas penser aux histoires à rallonge du papa des mangas. Sauf que chez le Japonais, la mythologie est contemporaine, les dieux sont des robots et l’île au trésor un texte sacré. Son leitmotiv : la lisibilité. Le confort du regard. L’importance de la ligne. Regardez les toiles de Blanchard. Et puis l’expressivité. Là aussi, les critiques de la Figuration libre avaient convoqué l’imagerie populaire occidentale. Mais finalement, qu’est-ce qui, chez Blanchard, donne le ton des personnages dans les scènes représentées ? Les yeux. Doux, sereins, larges et grands ouverts. Parfois, on dirait même qu’ils sont plissés. Des yeux manga, en fait. Car, bien loin de l’idée reçue selon laquelle les dessinateurs japonais font de grands yeux à leurs personnages parce qu’ils souffrent d’un soi-disant complexe oriental, les yeux manga sont grands parce qu’ils doivent immédiatement exprimer. Lorsqu’ils ne disent rien, ce qui est déjà beaucoup, ils sont clos. Ainsi ceux de Blanchard. Les yeux de Combas disent l’énervement, la colère, la suractivité. C’est Obélix, Hulk et Superman. Les yeux de Blanchard disent le calme et le silence. C’est le Bouddha de Tezuka, l’Homme qui marche de Taniguchi. « Toutes mes bandes dessinées ont en commun l’ambition de parler du monde dans lequel nous vivons, de montrer que l’homme doit vivre pour le bien, en harmonie avec son prochain, avec la nature et les animaux », disait Tezuka. On se croirait dans une toile de Blanchard. « En BD, j’aime bien Blueberry et Mœbius », disait-il naïvement. Quelques années après son passage à Angoulême, Tezuka invita Mœbius chez lui, dans sa maison de Tokyo, une de ces petites demeures typiquement japonaises où la ville le dispute à la campagne, pour lui témoigner sa plus profonde inspiration. Le même Mœbius qui, dans les années soixante-dix, quitta Paris pour aller rejoindre la secte Isozen, se déconnecter du monde pour méditer un peu. Nul doute que ces trois-là – Tezuka, Mœbius et Blanchard – auraient formé la plus mystique des confréries. Et Lamarche Vadel d’y ajouter un zeste d’esprit bénédictin.
Autre particularité de certains mangas qui rejoint Blanchard, Bouddha et les autres : l’écoulement naturel du temps. Après la story manga, le premier mouvement rebelle aux archétypes de Tezuka fut appelé gekiga. Autrement dit, le manga réaliste. Et comme les clichés ont la vie dure, rappelons que les mangas violents, plutôt hâtivement élaborés, ne représentent qu’une partie de la production. Il y a autant de différence entre Dragon Ball de Toriyama et l’Homme sans talent de Tsuge qu’entre les yeux exorbités de Combas et ceux, placides, de Rémi Blanchard. Entre les traits vibrants qui cernent les personnages pour exprimer la vitesse du premier et les aplats sereins du second. Dans les années soixante, tandis que les étudiants tokyoïtes se rebellaient contre la présence américaine dans l’archipel, que Warhol sérialisait des boîtes de soupe Campbell et que Rémi Blanchard grandissait en Bretagne, un groupe d’auteurs japonais allait se constituer autour de la revue underground Garo. Maruo, Hanawa, Tsuge… On commence à peine à les découvrir en version française, surtout Tsuge, dont certaines vignettes rappellent immanquablement les compositions de Blanchard. Tout comme lui, Tsuge n’a que peu de foi dans les étiquettes élogieuses. Tandis que Blanchard n’hésite pas, dans les interviews, à se définir candidement comme « peintre », Tsuge vitupère régulièrement contre son propre milieu : « La bande dessinée se fiche pas mal de faire de l’art ou pas. On me considère comme un auteur, parce que je traite de sujets inhabituels, comme le quotidien, la réalité sans l’aventure. Mais je n’aime pas ce mot. “Auteur”, ça ne veut rien dire. » De fait, il y a chez les deux hommes une recherche de l’humilité dans la représentation. Le refus d’en faire trop. Et c’est peut-être là que les rapports sont les plus évidents. Non, les tableaux de Blanchard ne sont pas « de la bande dessinée ». Tout juste peut-on penser qu’ils font partie d’une narration interrompue. Mais il s’en dégage un sentiment d’éternité tout proche de celui du manga d’auteur. Prenez un livre de Tsuge, un autre de Taniguchi. On tourne les pages et c’est comme si le temps s’arrêtait, la vie devenait plus douce, somnolente et tout à fait silencieuse. Presque zen. Certaines scènes confirment la fragilité de l’être, la beauté de l’instant. Un homme qui ramasse des cailloux près de la rivière, un autre qui pêche. Chez Blanchard, Taniguchi et Tsuge, les personnages sont souvent seuls. Il n’y a pas de bruit. Un cerf passe furtivement, un oiseau gazouille, un chat se prélasse. Et même quand, à ses débuts, Blanchard introduit une séquence dans la représentation, sans doute perverti par Di Rosa ou Boisrond, le voilà qui utilise la même image, ou presque. Comme si le temps devait pouvoir s’arrêter un peu. Devant l’une de ses toiles, et particulièrement celles qu’il peignit à la fin de sa vie, on a envie de rester un moment, de goûter à une saveur inconnue. C’est pourquoi l’exposition est précieuse et le catalogue indispensable. L’un des avantages d’un bon livre de bande dessinée est de pouvoir l’emporter avec soi. De tourner les pages à l’envi. D’aller en avant, de revenir en arrière. Il devrait pouvoir en être de même avec la peinture. Surtout celle de Blanchard.
“ Dormir, la lune dans un œil et le soleil dans l’autre
Un amour dans la bouche, un bel oiseau dans les cheveux… ”
Paul Éluard, Capitale de la douleur, 1926
Rémi Blanchard occupe une place à part au sein du regroupement d’artistes du début des années quatre-vingt que l’histoire de l’art retient sous le vocable de Figuration libre. À l’instar du poète, dont les vers parfois deviendront titres pour ses tableaux, Rémi Blanchard est un créateur d’images. Et si la Figuration libre a elle-même tout à voir avec la création d’images, dont elle célèbre en quelque sorte le retour sur la scène artistique, le peintre occupe au sein du mouvement dont il est l’un des co-fondateurs une position quelque peu singulière, en marge ou, plus justement, en léger retrait. En léger retrait car il est sans doute des jeunes artistes le plus discret, le plus taciturne, le plus solitaire, tel qu’il se représente d’ailleurs lui-même, dissimulé derrière la silhouette du cerf qui hante ses premiers tableaux, et en laquelle il reconnaît une forme d’autoportrait.
La Figuration libre, appellation tôt apparue en dépit de l’absence d’une réelle cohérence de vues, d’intentions ou de moyens entre ses membres, a tout à voir avec la création d’images, c’est même sa raison d’être, sa force de renouveau après des années d’iconoclasme, sa qualité majeure : images du tout venant, à l’instar de celles du pop art, images de bande dessinée, images de pub, images de télévision, tags et graffitis, toute représentation est bonne à prendre. Le mouvement est lui-même porté par l’image positive et flatteuse d’un regroupement de très jeunes artistes, porteurs espérés d’un renouveau de la peinture, tenants providentiels d’un mode d’expression artistique enfin accessible par une veine sensible, et non plus seulement intelligible, au sortir des plus belles années de l’art conceptuel. C’est de cette image que va s’emparer le monde de l’histoire de l’art, des critiques, des galeristes et des collectionneurs. D’autres images seront créées pour la mise en scène du mouvement, à l’exemple des photographies réalisées par Louis Jammes, qui portraiture les artistes – dont Rémi Blanchard – en autant de personnages mi-monstrueux mi-cocasses, posant en des attitudes outrées dans des décors de jungle en carton-pâte1.
Pourtant, de la bande dessinée, de la culture rock, du pop art, de la fréquentation des mass media, de la culture urbaine, de tout ce qui est d’emblée énoncé à l’évocation de cette fameuse Figuration libre, rien ou si peu ne nous conduit à la poésie de Rémi Blanchard. Et si le nom du peintre revient régulièrement à l’évocation de telle manifestation, ou entre les lignes de tel article de critique, ce n’est jamais en première place, rarement pour une analyse ou un commentaire qui excède quelques lignes, mais bien plus souvent par la simple citation de son nom, en tant que co-fondateur du mouvement, aux côtés de Robert Combas, Hervé Di Rosa et François Boisrond. Rémi Blanchard appartient-il vraiment à la Figuration libre ? Quel est le lien, le trait d’union entre ces différentes personnalités ? S’agit-il d’un mouvement ou d’une simple mouvance, voire d’une éphémère rencontre ? Les quatre jeunes artistes semblent ainsi avoir payé leur insolence, leur irrévérence, leur spontanéité et la force de leur irruption dans le paysage de l’histoire de l’art des années quatre-vingt par un oubli, un déni de leur personnalité, alors même qu’à la suite de Bernard Lamarche-Vadel, qui les fit se rencontrer, ils ne prônaient que la valeur de l’individualisme en art. La connaissance et la reconnaissance de l’art de Rémi Blanchard le solitaire, le révolté, le tourmenté, le poète, devaient le plus en pâtir.
La première image de sa peinture est celle du cerf. Au sein du bestiaire des premières années, il est l’animal totem. Rémi Blanchard aime les animaux et ne cessera de les représenter. Plus tard, il les mêlera dans ses tableaux à la vie et aux histoires des hommes et des femmes, dans une relation de familiarité bienveillante, de paisible compagnonnage. Les animaux de Rémi Blanchard sont les mêmes que ceux qui peuplent les tableaux de Marc Chagall, ils viennent de l’univers des contes et voisinent avec les humains dans un rêve partagé. Le cerf – image archaïque de la rénovation cyclique, messager du divin vers la lumière du jour, nous disent les dictionnaires de symboles2 – est le motif des tableaux des premières expositions de l’année 1981 : chez Yvon Lambert, qui consacre au peintre une première exposition personnelle, puis “ Finir en beauté ”, curieux titre choisi par un Bernard Lamarche-Vadel amoureux de Kawabata pour une exposition célébrant certes pour lui un départ, mais qui fut aussi et surtout pour ces jeunes artistes un commencement, enfin “ To End in a Believe of Glory ou le Paris australien ” organisée par Hervé Perdriolle3. L’identification de Rémi Blanchard au cerf apparaît dans les propos mêmes de l’artiste : “ Je raconte toujours une histoire, à partir d’un fait réel de ma vie, par exemple : le cerf se fait enlever, il se transforme en renard, ensuite un passage abstrait, puis un jeu avec mon nom : en fait je raconte mon histoire en plusieurs périodes4. ” Le cerf, le renard, le loup, l’aigle ou le vautour, des couleurs intenses, une touche large et rapide, une fougue dans l’exécution, le cerne noir, composent nombre de tableaux du début des années quatre-vingt. Le renard, autre animal totem, prêtera la forme triangulaire de sa tête et l’acuité de son regard au personnage rimbaldien, au poète vagabond portant lanterne qui parcourra quelques années plus tard les tableaux de Rémi Blanchard. Pour l’heure, le bestiaire est peint sur des toiles grossières, voire des cartons de récupération fournis par une usine voisine, la peinture déborde sur le cadre, sur lequel sont parfois collées des plumes ou de la fourrure, une pratique bientôt interrompue par Rémi Blanchard que la critique compare alors à Schnabel, “ et ça m’a assez irrité5 ”. Une “ violente douceur ”, titre d’un dessin-hommage à Bernard Lamarche-Vadel, émane de ces œuvres, le cerf est aux abois en un profil sombre et répété en frise, ou le corps renversé et laissant alors s’épancher sur et comme au-delà du cadre des gouttes de peinture. “ Sa vie il ne pouvait la saisir, ses yeux comme d’énormes mâchoires nerveuses dévoraient trop de choses trop vite ”, écrit Rémi Blanchard dans le catalogue de l’exposition “ Figures du temps ”, à Nantes en 1982. Les yeux de ces animaux fétiches dévorent en effet la toile, la percent en un regard violent et interrogateur, des yeux qui, apaisés et souvent clos dans les toiles des dernières années, ne faibliront ni ne perdront jamais leur présence.
La comparaison avec Schnabel, souvent opérée lors des premières années, nous ramène à l’histoire de l’art et à l’irrésistible ascension de la Figuration libre, présentée comme le pendant européen des graffitistes américains. Julian Schnabel expose en 1979 chez Mary Boone ses plate paintings, sur lesquelles se côtoient assiettes brisées, lambeaux de velours ou de fourrure. Rémi Blanchard se rend pour la première fois à New York en 1982, à l’invitation d’Otto Hahn, commissaire d’une exposition consacrée à la jeune peinture française. La même année, il expose chez Holly Solomon, qui présente également Combas, Hervé Di Rosa et Boisrond. La découverte du milieu artistique et de l’énergie new-yorkaise se fait “ comme dans un rêve6 ”. Pourtant, au-delà de quelques correspondances formelles, il n’existe pas grand-chose de commun entre la peinture de Rémi Blanchard et l’art de Schnabel, ou encore, pour citer des artistes de la même génération que lui, de Jean-Michel Basquiat ou Kenny Scharf. L’attitude des derniers, leur appropriation de la rue, du rituel, de l’utilisation de tous les matériaux dans une revendication de spontanéité, de brassage, mais aussi de révolte et de rejet du passé, a en fin de compte peu à partager avec Rémi Blanchard, qui s’agace de la comparaison. D’autres rapprochements formels seront tentés entre la Figuration libre, la Trans-avant-garde italienne, le néo-expressionnisme de la scène berlinoise, dans la tentative séduisante d’une recherche d’universalisme de l’expression artistique des naissantes années quatre-vingt. Là encore, l’image est le fil d’Ariane permettant de cheminer d’un mouvement à l’autre. Mais la genèse de cette image, sa révélation, sa violence, son pouvoir de catharsis, de dérision, de provocation, d’ostentation, appartiennent à des mondes et à des modes très divers selon les lieux et les mouvances. Rémi Blanchard partage très certainement avec d’autres artistes de sa génération l’ambition d’une révolte, la revendication d’une absolue spontanéité. Mais son mode d’expression n’est ni celui de la violence, ni celui de la dérision ou de la provocation, qui lui importent peu. Pas à pas, Rémi Blanchard construit son univers de peintre et de poète.
New York encore en 1985 : lauréat d’une bourse de la Villa Médicis hors les murs, Rémi Blanchard séjourne huit mois au PS1. Il y réalise de grandes toiles libres sur lesquelles s’élaborent son vocabulaire, son langage pictural. Le geste ample et la touche rapide cèdent peu à peu devant un dessin plus maîtrisé, une ligne, un contour plus affirmés. La touche rapide, violente, s’apaise en des aplats de couleurs, souvent cernés de noir. Le grand format se prête à un découpage de la toile en une compartimentation des motifs. Le terme de figuration prend alors tout son sens dans la peinture de Rémi Blanchard. L’artiste entre dans l’expérimentation de toutes les sources possibles de l’image, du figurer. Parmi celles-ci, l’histoire de l’art bien sûr. Élève entre 1976 et 1979 à l’École des beaux-arts de Quimper – où il fit cette rencontre décisive de Bernard Lamarche-Vadel, le professeur, puis l’ami –, Rémi Blanchard a découvert l’histoire de l’art dont il ignorait pratiquement tout. Ce furent alors des années d’apprentissage, celles au cours desquelles il s’initia également au métier de potier auprès de son frère Alain, qui dira son application, son implication. Animé du même esprit, le jeune peintre réalise des dessins d’après les œuvres du Greco, de Goya ou de Klimt. Alors que bon nombre d’artistes de sa génération célèbrent l’instinct, la naïveté, et proclament leur ignorance, voire leur rejet, des modèles du passé, Rémi Blanchard observe. Une toile de New York célèbre l’église de Murnau et les improvisations de Kandinsky. Rémi Blanchard est un peintre qui regarde les peintres.
L’élaboration de son vocabulaire pictural se fait aussi et beaucoup par le prisme des images et souvenirs de l’enfance. L’enfance ne quittera jamais Rémi Blanchard. La Lanterne magique7, titre d’un livre des jeunes années et, plus tard, d’un tableau offert à Ivan Alechine, répand ses motifs stylisés, ses images simples, et ne cesse d’éclairer l’univers du peintre : des animaux toujours, le renard, le chat, la chouette, les oiseaux, les papillons, des fleurs, des coquillages, quelques objets, bougies, bateaux et voitures jouets. En 1985, une sérigraphie réalisée dans l’atelier d’Éric Linard, À la recherche de l’histoire oubliée8, se présente en un coffret-puzzle de seize images à assembler en un carré. Saint Georges terrassant le dragon, un flibustier devant un coffre, des oiseaux sur une branche, etc., composent un rébus dont une boussole tente d’indiquer le sens. Le rébus, sous une forme indéchiffrable, apparaît comme la clé chimérique de nombreux tableaux de la seconde moitié des années quatre-vingt. Des signes – parfois inscrits dans un cartouche à la façon des hiéroglyphes – côtoient les figures, compartimentent les différentes parties du tableau comme autant de chapitres d’une histoire. Mais l’histoire reste muette, si ce n’est à parler “ le langage des dauphins ”, titre d’un tableau de 1987, ou à écouter la mer dans un coquillage, comme la belle endormie de 1988. Tournés vers leur imaginaire, les personnages des tableaux ont les yeux clos, ou au contraire grands ouverts, comme ceux des sarcophages égyptiens du Louvre.
Le cirque, les bohémiens, la roulotte, le nomadisme appartiennent aussi au monde de l’enfance. Le père de Rémi Blanchard est fasciné par l’univers des gitans et raconte nombre d’histoires à leur propos. L’histoire de la roulotte à grandes roues, que l’enfant imagine “ roulotte à grand trou ” et qui apparaît sur un tableau en 1982, la roulotte menacée de percement par une licorne. Le père construit aussi des cabanes-mangeoires pour les oiseaux, que l’on retrouve dans les tableaux. Elles se transforment parfois en cages, ou en lanternes portées au bout d’une lance par un personnage vagabond, un promeneur solitaire parcourant les chemins. Celui-ci a une tête triangulaire qui rappelle celle du renard, avec de grands yeux fixes. Lorsque la tête s’humanise et devient visage, elle est recouverte de la dépouille de l’animal. Cet autoportrait qui apparaît dès 1983 traverse toute la peinture de Rémi Blanchard.
La fin des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix voient le peintre en proie à une quête imagière et imaginaire qui le mène des sujets historiques et mythologiques aux miniatures persanes et à l’Orient des Mille et une nuits, en passant par l’illustration de thèmes littéraires ou poétiques. L’Histoire et la mythologie fournissent des poncifs, images d’Épinal, compositions issues de l’histoire de l’art et comme sorties d’un manuel. Rémi Blanchard recompose, oscille entre la naïveté de la représentation, celle d’une vision enfantine du Cheval de Troie en 1988, et le modèle historique. L’Enlèvement des Sabines, de la même année, doit-il un fronton romain à Poussin, un cavalier à Picasso ? Le casque des combattants emprunte-t-il à David, dont les Grecs firent rire Delacroix mais dont les soldats romains semblent avoir impressionné Rémi Blanchard qui les reproduit à l’envi ?
Entre le rejet de toute citation historique, de toute référence picturale, et “ l’excès précisément des emprunts, leur laminage réciproque9 ”, qui caractérisent la position des membres de la Figuration libre et de façon plus générale l’attitude des jeunes peintres qui optent en ces années quatre-vingt pour un retour à la figuration, la position de Rémi Blanchard consiste à observer et à utiliser toutes les images et tous les motifs. Sa découverte de l’Orient dans les années quatre-vingt-dix doit sans doute beaucoup à l’attrait du conte. Pourtant, une fois encore le conte est comme muet chez Rémi Blanchard, et davantage que la narration, c’est l’immobilisme, la fixité des positions et des statures qui le séduisent dans la miniature persane.
Il en retient la ligne, le dessin, ainsi qu’un motif de palmette, boteh, qui orne plusieurs tableaux orientalistes et deviendra le titre de l’un d’eux. L’attention se porte avant tout sur le motif. Et c’est bien un motif que composent les attitudes des personnages du miniaturiste, figées en un archétype comme elles pourraient l’être dans l’art du vitrail. De la même façon, les figures de Rémi Blanchard sont cernées de noir comme elles pourraient être serties dans le plomb. Ainsi apparaissent-elles isolées, immobilisées, figées. La peinture de Rémi Blanchard est un arrêt sur image, une respiration entre deux épisodes, un moment de suspension aux lèvres de Shéhérazade. Le peintre s’attache à la représentation de la lecture plus qu’à celle du conte, désigne le livre plutôt que l’anecdote. Lecture de Salammbô un soir d’hiver, peint en 1988, au lieu de Carthage, donne ainsi à voir un moment d’intimité dans un intérieur paisible, un feu de cheminée, la neige à l’extérieur. La lecture, comme le sommeil, est un thème cher au peintre. C’est cette suspension du temps, la représentation de l’instant même de la rencontre avec l’imaginaire et le rêve, de l’introspection, qui donne aux images de Rémi Blanchard la force des icônes.
Les citations sont nombreuses dans sa peinture, les emprunts multiples. Toute image impressionne sa rétine de peintre et réapparaît sur la toile. L’Orient des Mille et une nuits se confond bientôt avec les images d’un voyage pour une exposition itinérante au Japon, à Kobe, Kakokawa, Kawagochi et Hiroshima… Le Japon qui fascina Bernard Lamarche-Vadel happe maintenant Rémi Blanchard, et les épisodes des contes orientaux deviennent autant de miniatures s’ouvrant sur la robe d’une conteuse japonaise comme les fenêtres d’un calendrier de l’Avent.
Les citations sont aussi celles d’œuvres d’autres artistes. La recherche de la pureté de la ligne, de la simplification de l’expression le conduit vers le Douanier Rousseau et Gauguin, dont il redessine une idole primitive sur un carnet, et interprète Manao tupapau ou L’Esprit des morts veille, peint par Gauguin en 1892, recomposé avec le renard, le chat et la chouette pour veilleurs. Ben l’avait affirmé dans un retentissant “ Qu’est-ce que la figuration libre par Ben10 ” : “ Libre de dire l’Histoire linéaire de l’art de Ben j’en ai rien à foutre ! […] Libre d’avoir envie de refaire Matisse Picasso et Bonnard. ” Là encore, Rémi Blanchard expérimente toutes les sources de l’image. Et, comme l’on retrouve avec surprise et émotion un vase ou un guéridon des tableaux de Matisse en visitant l’intérieur niçois du peintre, l’œil s’arrête dans les tableaux de Rémi Blanchard des années quatre-vingt-dix sur un aquarium, un feuillage comme tombé d’un vitrail de la chapelle de Vence, ou la figure d’une femme au bras levé, comme sortie d’un tableau de Matisse. Matisse, le maître admiré entre tous, le modèle dans la quête de simplification du vocabulaire pictural, celui qui mène Rémi Blanchard à la théorie : “ Chercher l’erreur. Voilà la vérité. Un tableau de Matisse, n’est-ce pas l’erreur poussée jusqu’à la perfection11 ? ”
Rémi Blanchard est ainsi un créateur d’images nourri de toutes les images qui l’ont précédé. Sa main et son esprit sont tour à tour ceux de l’enfant devant la lanterne magique ou le kaléidoscope, du maître verrier ou de l’enlumineur du Moyen Âge, du miniaturiste des contes orientaux, du disciple auprès du maître potier japonais, de Matisse taillant dans la couleur pure ses papiers découpés. Ses images fascinent comme le feu qui souvent s’y consume, au bout d’une torche ou dans une cheminée. Le feu dont la lumière attira irrésistiblement Icare, fragile et dansante figure de l’une des dernières images de Rémi Blanchard.
Benoît Decron - Conservateur en chef au musée de l'Abbaye Saint-Croix, Les Sables d'Olonne -
Tous contes faits
"Les amis de Porcelaine
Porcelaine avait deux amis, l'un s'appelait Mario, l'autre Yves. Ce dernier l'avait quitté depuis longtemps déjà et dormait dans les draps bleus du ciel. Mario, lui, parcourait le monde en racontant à ceux qui voulaient bien l'entendre, une histoire de lapin qui avec lapine fabriquait un chemin de spirale pour se promener dans les étoiles et visiter l'infini cosmique. Le maître de Porcelaine vivait dans une roulotte dont lui seul avait la clé comme s'il pouvait la perdre. Pourtant ce soir-là, il s'était éloigner, et la fenêtre éclairée qui l'avait si souvent aidé à retrouver son chemin restait invisible. La pluie claquait contre les carreaux et effaça toutes les traces ; il leva les yeux pour continuer. Porcelaine était toujours là."
Rémi Blanchard, dans Figures imposées,
Hiver 1983,ELAC, Lyon
Cette petite histoire, cette "fabulette", au dénouement aussi mystérieux que sentencieux, personnalise Rémi Blanchard (qui signe volontiers Rémy) dans un catalogue collectif en 1983. Comme dans Figures du temps, un an avant, Blanchard se dépeint par un texte poétique et hermétique. Avec cette prose à première vue destructurée, pétrie d'allusion enfantines, il avance sa biographie comme un rébus. Au fond du jardin bien ordonné de ses parents à Nantes, il a conçu un petit théâtre de verdure, contre un mur, avec des objets disposés là, en particulier une biche de pacotille, statuette que l'on pose d'habitude sur un téléviseur. Ils sont pour lui boutures à songeries, appels à imagination. Il n'y a pas de meilleure courroie d'entraînement que ce coin de méditation pou aborder ce qu'écrit alors Blanchard. Pas de meilleur exemple aussipour saisir ces peintures des années quatre-vingt qui vont gagnant en douceur acidulée, recouvrant une réalité d'inquiétude. L'apparente légèreté de cette période (pop attitudes, bains-douches, chemises à fleurs et économie optimiste) mérite d'être dépassée.
Dans la publication de l'ELAC, comme dans Finir en beauté, les commissaires ont réuni des artistes dissemblables. Mariage de la carpe et du lapin : aprèsCombas, Di Rosa (Hervé) et Blanchard, on feuillette Corpet, Aubanel, Lhopital, Laget... Les artistes viennent de Lyon, de Saint-Etienne, de Paris, de Sète bien sûr;ous comprenons vite - c'est le sujet récurrent des différentes contributions critiques - que la Figuration libre n'affirme rien de précis : " Figuration libre, Figures imposées, on retournera les dénominations dans tous les sens, leur fausse symétrie s'ordonne à une même inconcenance", écrit à cet effet Xavier Girard. L'esquisse d'une école, celle d'une Figuration libre, entité d'individualités avant dislocation, se mesure alors aux Nouveaux fauves, à la Transavanguardia, aux peintres de mythologie (Garouste, Alberola...). Tout arrive avec véhémence : on n'y voit goutte dans tous ces figuratifs.
Il saute aux yeux que le monde de Blanchard diffère de ceux de Di Rosa et Combas bercés de musiques électriques et d'icône populaires. Il est inutile de rappeler ses origines familiales, sa scolarité, l'influence majeure de Bernard Lamarche-Vadel. Blanchard fit des voyages aux États-Unis comme ses amis (New York, Californie), bien qu'il se sentît casanier dans l'âme. Il participa aux orgies de couleurs et de sons, les graffiti shows des amis américains, Keith Haring, Kenny Scharf ou Tseng Kwong Chi. Blanchard se tint pourtant en marge, gardant son quant-à-soi, un onirisme teinté d'une certaine gravité. Il développa une imagerie tournée sur lui-même, sur fond de tradition française, comme pouvait l'être autour de 1940, celle revendiquée par les artistes emmenés par Bissière, Manessier, Singier et quelques autres.
Un primitivisme non dénué de tempérance.
Si Rémi Blanchard na pas été témoin aussi bruyant, aussi visible, qu'a t-il fait ? Comment détailler cet univers singulier, forcer le verrou de sa discrétion ? En démontant le récit, en isolant les pièces de son iconologie qui épouse étroitement les séductions de son temps, nous pourrons sans doute.
Dan l'œuvre de Rémi Blanchard, le conte de fées tient une place centrale : tous les commentateurs l'ont souligné sans pour autant le clarifier. À cet égard, les sérigraphies réalisées chez Eric Linard, 0 la recherche de l'histoire oubliée (1985), et celles réalisées sur aluminium (commande SOFIB, 1987) avec des évocations, notamment de paysages, de routes de campagnes, de voitures, apparaissent significatives. Comme on aligne sur une table les lmes d'un tarot, créant par le fait du hasard des rapprochements et des éloignements, l'artiste a conçu des images familières, comme des emblèes tirés d'un livre d'icologie. Pour la science consommée de la symbolique, les cléfs d'allégories, on connaît l'intérêt des artistes pour le recueil de Cesare Ripa et ceux de ses nombreux émules. Blanchard concilie des personnages imaginaires et des situations domestiques. Après une première peinture frustre. Aux accents primitifs, avec peu de figures, il va en développer une plus complexe sur le mode narratif. Ses images sont en recomposition perpétuelle : l'homme à la torche revient ainsi, jusqu'à la fin, comme un fil rouge. Ainsi se croisent et se répètent les histoires. Blanchard, qui avouait son admiration pour Gaston Chaissac, grand inventeur d'histoires lui aussi avec ses "Géants de muraille", "Madame Cruche" ou "Monsieur Ciseaux", avouait une méthode de travail comme une stratification de situations agissant les unes sur les autres. C'est une mécanique combinatoire avec des fonctions bien établies et des personnages innombrables, comme dans tous les contes. Cela concourre cependant à une transformation finale. Dans l'ordre des choses, un homme devient chat.
Assemblage et superpositions donc. Blanchard peint comme il écrit et son mode opératoire n'est pas éloigné de celui qui est expliqué dans la Morphologie du conte de Vladimir Propp. Invoquant Darwin et Linné, celui-ci insiste sur la progression quasi génétique du conte : la littérature porte des espèces et des genres, avec sujets et personnages interchangeables, dont la strcture s'accorde par-delà les frontières et les continents : "Nous appellerons la forme fondamentale, la forme qui est liée à l'origine du conte. Sans doute, le conte a généralement sa source dans la vie." Blanchard puise dans sa vie les éléments de sa mythologie picturale, avec des formes répétitives. L'action de l'imagination et du rêve s'épanouit dans la représentation fréquente de l'homme qui dort, un autoportrait, comme dans les représentations médiévaless du Songe de Jacob. L'homme rêve allongé , physiquement présent, tandis qu'une scène se dérole autour et au-dessus de lui : les jeux des dauphins, par exemple. Le spectateur se tient donc aux premières loges du songe, décryptant un invisible devenu visible.
Rêves et contes, beaucoup de créateurs ont été stimulés par cette matières vivante : Chesterton, Lewis Caroll, Dickens. "Les contes de fées nous disent que, malgré l'adversité, une bonne vie, pleine de consolations, est à notre portée, à condition que nous n'esquivions pas les combats pleins de risques sans lesquels nous ne trouverions jamais notre véritable identité", écrivait Bruno Bettelheim. Chez Blanchard se confondent rêve et réalité, pour cacher une part intime de lui-même. La joliesse de ses personnages, l'atmosphère enfantine qui baigne quelquessaynètes, en bref l'air du temps, ne lui ont pas épargné une destinée brisée. Les images de Blanchard ont l'étrangeté d'un précipité de lui-même, d'un Narcisse troublé par ses rêves.
Dans un dessin de 1992, Paradis artificiel, un jeune homme serre un renard dans ses bras, tandis qu'au second plan un homme fuit ; à gauche, sans souci d'échelle ni de perspective, une fleur de pavot majuscule. Outre l'opposition " expressionniste" entre tendresse et angoisse, cette image évoque des scènes connues de l'histoire religieuse, la lutte de Jacob et de l'Ange ou la Mort d'Abel. La portée psychique et morale d'un tel récit s'impose d'elle-même. L'histoire personnelle, le conte, les références à la mythologie et à la religion ici se mélangent.
Quand en 1991, Blanchard choisit de peindre les Mille et une Nuits, il le fait de manière claire, illustrative, avec une technique raffinée. Avec cette trè belle série, il touche au plus juste, à l'histoire de toutes les histoires. Schéhérazade doit, en effet, raconter chaque nuit une histoire pour échapper à la mort. À cepropos, Bettelheim parle fort bien de catharsis, de recouvrement de soi, d'apaisement. Il faut raconter sans fin pour ne pas disparaître. Blanchard accédant à une forme de classicisme dans l'approbation d'un livre - il songeait aussi à Une saison en enfer - avait-il conscience de cela ?
Le goût du conte, le faste de la légende et le retour du mythe existent largement, à la même période, dans l'Europe des peintres. Les Fauves allemands cherchent l'homme dans la violence urbaine, avec le poids de l'Histoire. En France, seul sans doute Gérard Garouste, celui des indiennes, vastes tentures inspirées d'œuvres célbres animées par l'irruption d'un monde personnel, pourrait être mis en regard de Blanchard. Plus encore, en Italie, Mimmo Paladino considéré abruptement comme un " peintre de la campagne" accorde une grande place au rêve et au conte. Il n'a pas la pesanteur classicisante des autres représentants de la Transavantguardia : "Paladino préfère nous conter, sans la dévoiler, la réalité d'un rêve." Sans confondre ces artistes pour la facture et les couleurs de leurs peintures, il nius semble que l'univers mental de Paladino est proche de celui de Blanchard par sa simplicité et par son système associatif scrupuleux. Plus proche en tout cas que celui, gavé d'actualités et du fracas de la rue, d'un Combas ou d'un Di Rosa. Paladino, usant sans retenue d'image médiévales, est l'inventeur d'une iconologie hors du temps, hors des lieux connus. Si son œuvre est emphatique voire liée aux mystères de la religion, elle partage avec celle de Blanchard une vraie dérive sémantique, des enchaînement de suggestions : "L'œuvre se charge et par là même se poétise de la rumeur des distances traversées".
Quelques figures caractéristiques rendent immédiatement identifiables les images de Blanchard. Les personnages et les animaux s'y côtoient paisiblement sur un mode égalitaire : une étrange société d'animaux en peluche et d'adultes mal grandis. Jusqu'en 1983, la touche brutale, à grands coups de brosse, l'utilisation de cartons assemblés comme support, renvoie les animaux au primitivisme de la peinture pariétale.
Blanchard couvre le fond de flammèches, embrassant en un tout visage, masques et bêtes (à la galerie Yvon Lambert en particulier). Cette flambée d'images sans âge n'est pas étrangère, à la même époque, à la vogue des musiques du monde : en France, Savuka, Johnny Clegg, Touré Kunda, Lizzy Mercier-Descloux et ses fameuses gazelles. Quand le style de Blanchard deviendra plus posé, débarrassé de toute abstraction, il conservera le goût des signes et des hiéroglyphes. Parmi ces derniers courent des chasseurs et des animaux qu'on dirait tout droit sortis de frises aborigènes. L'essentiel reste pour l'artiste de mêler un langage inconnu a des compositions figuratives.
La représentation humaine chez Blanchard prend un caractère invariable. En premier lieu, il conçoit le visage comme un triangle héraldique souligné de larges cernes noirs, comme dans les vitraux, avec de grands yeux hallicinés. La frontalité reste la règle quand bien même le corps se déplace. Au milieu des années quatre-vingt, l'artiste qui s'intéresse à la création assistée par ordinateur, se souvient sans doute de Métropolis en proposant des personnages aux corps raides, et à la démarche chancelante, gratifiés d'une sorte de masque de fer. Le visage va ensuite s'adoucissant, avec des traits plus fins, un profil plus doux : il y a davantage de jeunes filles dans les œuvres.
Le bestiaire de Blanchard conte d'abord le superbe isolement du cerf. Dans la nuit du tableau, son combat est exemplaire. Dans le Cerf dans l'espace (1981), sa présence physique intense rappelle L'Hallali de Gustave Courbet, grande composition où l'animalaux abois au milieu des chasseurs et des chiens flotte, irréel, sur le tapis de neige. Courbet s'intéresse à la violence de la chasse : " C'est le soir, car ce n'est qu'au bout de six heures de chasse qu'on peut forcer un cerf... La manière dont le cerf est éclairé augmente sa vitesse et l'impression du tableau. Son corps est entièrement dans l'ombre ; il semble passer comme un trait, comme un rêve". Le cerf victime expiatoire et figure de liberté chez l'artiste, célèbre sans doute le souvenir du pauvre Actéon. Ses personnages se parent de ses bois comme les guerriers des temps anciens, pour gagner ses pouvoirs. La chouette s'impose aussi dans sa dignité de statue. Emblématique, cet oiseau honteux, fuyant lumière et regards a rarement une connotation maléfique - dans l'opprobe, on confond hibou et chouette - pour être vu comme la sentinelle bienveillante des nuits et des rêve. Soulignons la présence épisodique et menaçante de l'aigle qui fond sur sa proie. L'oiseau se pête à de nombreuses combinaisons : protégé dans les bras, buvant à la vasque, volant un rameau dans son bec, emplumé comme un paradisier... Porteur d'une lanterne, il suit l'homme sur ses pattes-échasses, comme en rappel de l'andromorphie des contes animaliers. C'est un Meccano. Enfin, toujours dans le bestiaire, le chat et le renard roux (ressemblant souvent à l'écureuil) ont tout de la mascotte. Le chat accompagne de son sommeil rassurant les activités de l'homme. Du renard, celui-ci s'enamoure, lové sur son épaule ou serré contre lui. Animaux des forêts, des montagnes (le bouquetin en souvenir de Samivel ?), de la maison ou du cirque, la ménagerie de Blanchard fait de lui un Orphée. Tigres, panthères, lions, ours ne le menacent en rien.
Des scènes inventées par Blanchard, celle du vagabond et de sa roulotte, au cœur de la nuit, tient du classique. La roulotte, la jument et son poulain, le feu de camp, la bohémienne et la guitare sont à son vocabulaire ce que sont les villes, les écrans, les lits et les grands jardins chez son ami Boisrond. Deux versants d'un univers complexe. La roulotte de Blanchard cristallise son existence gyrovague : voyageur insaisissable, mais bien chez lui. Il en va de la roulotte comme de la chaumière dans les rouages du conte, Baba Yaga, Blanche-Neige et le Petit Poucet : la fenêtre allumée comme la quête ultime, la vie et la protection recherchées après la traversée des épreuves, dans la nuit ou la forêt profonde. Blanchard se souvient sans doute de Fellini et de sa Strada, de Giuletta, clownesse fragile, d'Antony, fort des halles ; aussi des Romanichels fatalistes des Bijoux de la Castafiore. Dans l'album de Tintin, une belle vignette les montre jouant de la musique près de la roulotte par une nuit de pleine lune. En 1992, Blanchard peint une Gitane pour un cigaretier. Elle danse le flamenco dans une robe couverte de motifs floraux. Après Savignac ou Jean Colin, notre artiste s'empare d'un thème de commande en le glissant dans son épopée sensible, celle des réunions mystérieuses et mélancoliques des gens du voyage auquels on pête, comme aux volutes de fumée, cette liberté incompréhensible au commun des gadjo. Près de la roulotte, les personnages de Blanchard posent en musiciens, en acrobates en briseurs de chaînes, en dompteurs, comme les petits enfants des saltimbanques de Gustave Doré ou de Pablo Picasso. Dans un esprit voisin, le dessinateur Fred confère au Petit Cirque une digne mélancolie et un vaillant vagabondage.
Aloysius Bertrand dans Gaspard de la nuit en faisait l'inventaire en poèmes. Quelle est la nature de la nuit chez Blanchard ? Est-elle chaleureuse, capricieuse, méditative, solennelle ou clandestine ? Certainement un peu de tout ça. Xavier Girard a mis l'accent sur l'envahissement nocturne dans la peinture des nouveaux figuratifs : " La "grande conjuration des ténèbres" des romantiques submerge la scène du dernier modernisme." Intitulant un tableau Portrait romantique (1981), une sorte de Janus homme-cerf, Blanchard ne voitt pas les choses autrement. Au début des années quatre-vingt, le romantisme fait son retour dans la musique, avec des groupes comme Elli et Jacno, Marie et les Garçons, Edith Nylon, les Avions. Leur dandysme d'oiseaux des îles, leur détachement pop et sucré, cachent mal la part d'ombre, l'attraction du vide. L'atelier des nuits, chez Blanchard est chaud et ambigu. Son homme à la torche, recyclé d'une antique image de la peinture savante, tire elle-même de manuels d'emblèmes, pourrait symboliser une condition humaine passant de ténèbres à lumières. Il cherche sa route torche en main ignorant sans doute qu'elle fut celle de l'incendiaire autant que celle de Cupidon amoureux. Ambiance de ronde de nuit. Enfin, un grand tableau, Les monstres du sommeil (1988), résume à lui seul le mystère de l'obscurité : un jeune homme dort attablé, la tête dans les bras, près d'une chandelle allumée, tandis que dans les airs enténébrés tournoient chauves-souris et chouettes. Il fait directement référence à une aquatinte célèbre de Goya, le frontispice des caprices, Le sommeil de la raison enfante des monstres. Il illustre au mieux, sur un mode plus enfantin, sans la part d'effroi que Goya partage avec Fûssli, la toute-puissance de l'imagination et l'abandon primordial.
Quelle est la mesure des mythologies quotidiennes pour faire écho à Barthes et après lui, à Gassiot-Talabot dans l'œuvre légué par Blanchard ? ans sa modernité candide, il rejoint Franz Marc passant au bleu indigo ses chevaux prismatiques. Ce qui séduit chez Blanchard tient à la légende dorée et naïve d'une société d'abondance facile, aux prises avec de nouvelles libertés : "Le bonheur est un espace publicitaire" chantent alors les Avions sur un air de fanfare. L'artiste choisit un bonheur cosy avec des couples d'amoureux enlacés, des naïades endormies sur des plages, des bouquets de fleurs sur des guéridons, des fenêtres ouvertes sur la ville radieuse, avec ses monuments. Blanchard voyage autour de sa chambre et il est essentiel d'observer ce qui la pare, tableaux et paysages encadrés par la feêtre. Ses "trente-six vues du mont Fuji", il les voit ainsi, comme on déroule un panorama idéal. Rien n'exclut l'idée de déplacement dans un intérieur à première vue immobile et amorphe : la vie dehors, lui dedans avec un bonheur parfait, innocent, imaginé.
L'actualité de Blanchard est celle d'une bule à neige, celle d'un jeune homme timide croyant à la fusion des légendes et des temps nouveaux. Il se berce d'une nostalgie active. Sa géographie intime a dérivé depuis longtemps vers les déserts de Saint-Exupéry. Avec ses Fioretti des nuits et des campagnes, Blanchard a semé des interrogations dont la délicatesse se fait encore la force.
En 1985, je crois que c’est Robert Combas qui m’a donné le numéro de téléphone de Rémi. Combas venait de faire des illustrations pour mon recueil de poèmes que les éditions Fata Morgana publièrent sous le titre de Superstitions, et j’avais envie de continuer avec Rémi Blanchard.
Je pensais à lui pour mes poèmes africains réunis sous le titre de Tapis et Caries. J’aimais bien le travail de Rémi parce qu’il me semblait que ses toiles étaient à chaque fois des idées simples (mais non simplistes), peintes simplement, où courait un vent de poésie que je ne voyais pas ailleurs.
Ses vagabonds rimbaldiens marchant le long des routes, tirant ou non derrière eux une roulotte, lampe-tempête à la main, dans le vent, parfois revêtus d’une dépouille de cerf, ça me parlait. Il y avait un air de fraîcheur, presque de naïveté, que je cherchais aussi pour mes poèmes.
Quand nous nous sommes vus, je lui ai apporté, outre Tapis et Caries, un de mes livres favoris que je garde de mon enfance, La Lanterne magique pour les enfants sages, par Suzanne Jung, publié par la Librairie Gründ (quelle n’a pas été ma surprise de voir ce même livre « coté » assez cher chez les bouquinistes, ces jours-ci !). Ce livre d’enfance, avec ses couleurs simples – des rouges, des verts, des bleus, des jaunes non mélangés et des aplats de noir – avec ses dessins sans prétention pour des enfants en quête de vocabulaire, parla tout de suite à Rémi, qui comprit que ce que je voulais atteindre avec lui, c’était aussi une forme de vocabulaire simple, mais cette fois pour « adultes sages ». Cette quête était la sienne. Pendant qu’il travaillait sur mes poèmes (avant et après), on se voyait et j’ai pu apprécier l’extrême gentillesse de Rémi, amateur de poésie. Son attitude tranchait, dans un milieu artistique plutôt avide de reconnaissance et de succès. Il prenait le succès comme on prend une tasse de thé au jasmin, comme quelque chose d’essentiellement léger et parfumé, mais peu nourrissant intérieurement. Intérieurement, il était ce vagabond tranquille qu’il peignait sur ses toiles, à la recherche de douceur et d’illuminations.
Quand ses illustrations furent achevées, le résultat m’enthousiasma : il avait parfaitement synthétisé les poèmes, prolongeant parfaitement leur sens. Un an plus tard, il m’offrit une lampe-tempête peinte dans l’esprit « lanterne magique », éclairant d’une belle lueur jaune quelques-uns de ses amis plongés dans la nuit : la chouette, le poisson-lune, une tour de château et un curieux visage de roi aztèque. Je fus d’autant plus touché par son geste que le temps n’était plus aux peintres généreux de leurs œuvres avec leurs amis poètes.
Hervé Di Rosa fut avec son frère Richard Di Rosa, François Boisrond, Rémi Blanchard et Robert Combas un des principaux artisans du mouvement français de la « Figuration Libre », renouveau de la peinture dans les années 1980, une peinture décomplexée empruntant souvent à la BD, au rock et au graffiti.
En 1985 il participe à la Biennale de Paris. En 2000, Hervé Di Rosa fonde le Musée International des Arts Modestes (MIAM) à Sète. Son art est la figuration libre
Texte de Hervé Di Rosa paru dans la monographie de Rémi Blanchard aux éditions Somogy en 2004
1981-1993 : douze ans
Début 1981, Bernard Lamarche-Vadel préparait une exposition dans son loft à vendre rue Fondary, dans le 15e. Coup de chance, Michel Boisrond qui cherchait un appartement, visita le lieu et lui demanda à l’occasion de recevoir son fils, François, peintre et étudiant à l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris. Bernard me racontera plus tard qu’il avait accepté par politesse (mais que ne ferait-on pas pour un éventuel client !). Il s’attendait alors vraiment à perdre son temps. François Boisrond, devenu mon meilleur ami depuis mon arrivée à Paris et mon entrée à l’ENSAD en 1978, me proposa de l’accompagner. Robert Combas, qui habitait alors avec moi 120, rue de Charonne, se joignit à nous naturellement. Robert et moi étions de Sète et nous connaissions depuis l’adolescence. Nous éditions une revue-œuvre d’art éditée à cent exemplaires : BATEAU ou BATO. Je l’avais présenté à François deux ans auparavant.
Nous étions donc un groupe d’amis plus qu’une mouvance et en réalité, en 1981, chacun de nous savait déjà exactement ce qu’il voulait faire et ce qu’il voulait montrer. La présentation au grand critique d’art parisien fut épique : nous déballions dans le loft élégant nos rouleaux de toile, nos draps de lit peints, nos morceaux de carton barbouillés de peintures industrielles et autres bandes dessinées sans queue ni tête.
Je pense que Bernard Lamarche-Vadel n’a jamais été vraiment sensible à notre travail, surtout pas au mien en particulier, mais grâce à sa grande intuition, il ne mit pas plus de quinze minutes à nous proposer de participer à l’événement qu’il organisait.
C’est ainsi que je rencontrai Rémi Blanchard. Après avoir été étudiant aux Beaux-Arts de Rennes où Bernard était son professeur, celui-ci lui avait proposé de venir à Paris et l’hébergeait sous son toit. C’est donc dans ce fameux loft où nous allions exposer, que Rémi vivait. Une activité bouillonnante régnait rue Fondary, car c’était aussi la rédaction de la revue Artistes.
Cette exposition ne présentait que des artistes totalement inconnus n’ayant jamais exposé, que BLV nous présenta plus tard : Maurige, Catherine Viollet, Jean-Charles Blais et Jean-Michel Alberola. Il écrivit un merveilleux texte et l’exposition eut le succès dont vous avez dû entendre parler. Ce fut un peu le départ de la carrière de tous ces artistes.
Rémi fut le premier avec qui je me liai, peut-être du fait de ses origines modestes ou de cette affection pour les images que nous partagions. Pourtant, j’étais loin de le trouver très rock’n roll. Rémi écoutait plutôt de l’opéra ou de la musique africaine, et il lisait plus volontiers Dostoïevski que les bandes dessinées de Robert Crumb. Je sortais à peine de ma période punk, et même en ayant mûri un peu, c’était quand même “ sex, drugs and rock’n roll ” qui dirigeait ma vie, mes images et mes peintures. Lui Breton, moi Sétois, nos caractères ethniques nous rendaient caricaturaux quand nous étions ensemble : il était sage, très pensif, parlant peu ; il faut dire qu’il était difficile de me voler la parole.
L’expression “ Figuration libre ” fut inventée par Ben quelques mois plus tard, lors d’un grand débat houleux qui suivit une exposition chez lui du travail de Robert Combas et moi-même.
BLV, qui était à cette époque le mentor et le protecteur de Rémi, pensa qu’il était positif de l’inclure à ce groupe. Nous-mêmes avions très vite compris que, malgré nos différends et notre ego, il serait plus facile de nous imposer ensemble. Rémi, à mon sens, ajoutait une touche féerique, mélancolique et poétique qui n’existait pas chez les trois autres. Pour leur part, Maurige et Viollet avaient des univers complètement différents, quant à Jean-Michel Alberola et surtout Jean-Charles Blais, ils ne tenaient pas spécialement à se mélanger aux hurluberlus rockers que nous étions. À cette époque, nous sentions vraiment le soufre dans un milieu de l’art contemporain dominé par les intellectuels et les marchands.
Rémi m’a toujours fait l’effet d’un ange : il était notre pendant positif. Il ne prenait pas de drogues à cette époque, moi beaucoup. Il avait une élégance vestimentaire très simple et très efficace, contrairement à mes perfectos, santiags et ceintures cloutées. C’était un garçon charmeur et il emballait toutes les filles sans exception d’une manière qui me fascinait. En très peu de mots et de gestes, il envoûtait ses interlocuteurs. Sa peinture a le même effet, d’ailleurs : avec très peu de traits, de figures, de couleurs, elle vous entraîne vers des contrées de rêve. Même aux moments les plus noirs de sa vie, son travail était frais, vif, avec le vague à l’âme peut-être aussi. Qu’il soit issu d’une famille humble et nombreuse de surcroît me le rendait encore plus sympathique dans ce Paris bourgeois, si loin de mon Sète natal.
Rémi a été le premier à exposer à la galerie Yvon Lambert. Puis les expositions se sont enchaînées très vite pour chacun d’entre nous. Nous ne nous voyions plus que pour les vernissages, les fêtes et les interviews. Nous habitions chacun de son côté, mais je continuais à partager un atelier avec François Boisrond. Chacun était concentré sur soi et sur son travail. Je crois que Rémi souffrait un peu de cette complicité que nous avions vécue avec François et Robert, et qui disparaissait avec le succès naissant avant même qu’il ait pu lui-même en profiter. Il avait besoin d’autres artistes, d’autres amis, il n’était pas aussi solitaire qu’il le paraissait. Il aimait beaucoup sortir en boîte de nuit, en bande, et il était très généreux aussi. Il m’a prêté à maintes reprises son magnifique atelier quai de Seine, à des moments où j’étais vraiment dépourvu. Il attirait ainsi vers lui quelques créateurs mais aussi de nombreux parasites et toxicomanes. Je tombai dans le même piège mais partis très vite pour les États-Unis, pour échapper à ces influences néfastes (ou à ma faiblesse de caractère, c’est selon). Nous nous apercevions que notre punk et sauvage retour à la peinture et aux images, après des années de Support-Surface, Minimal Art et autres Arte povera, ne suffisait pas à construire un appareil critique, et qu’au-delà de ce fort désir de peindre, nos aspirations étaient totalement différentes, voire antagonistes. Quelques trop rares critiques s’étaient intéressés à nous, comme Hervé Perdriolle et Otto Hahn, mais sans jamais parvenir à élaborer un vrai manifeste autour de notre travail.
Mais était-ce vraiment possible ?
N’étions-nous pas tout simplement quatre artistes d’une même génération qui exposions ensemble à l’occasion, mais sans vraiment d’accointance intellectuelle ? J’ai ainsi perdu de vue Rémi aussi rapidement que je l’avais rencontré. Vers la fin des années quatre-vingt, je ne voyais que rarement mes acolytes, d’autant que la notion du groupe de la Figuration libre me hérissait. Je la trouvais fausse, injuste, et je faisais tout pour m’en détacher. Mon idée sur les images, les objets et l’art modeste n’intéressait pas les autres, qui étaient plus dans une logique de “ peinture-peinture ”.
J’étais très peu à Paris et je n’avais plus de nouvelles de Rémi que de temps en temps : elles étaient de plus en plus mauvaises, surtout quand, sur les conseils de son protecteur BLV, il quitta la galerie Yvon Lambert pour une autre. Malgré le peu d’estime que j’ai pour cette galerie, je trouvai cela une très mauvaise idée.
Quand je le rencontrais, il émanait toujours de lui cette douceur qui commençait à se noircir pour devenir de la dure mélancolie.
J’étais à Sofia quand j’ai appris sa mort : je regrette encore de n’avoir pu être à son enterrement, mais ne regrette pas d’avoir évité les hypocrites. C’était un moment charnière dans ma vie et mon travail, la Bulgarie étant la première étape de mon voyage autour du monde.
Blanchard aurait pu être le Basquiat breton blanc de la France ouvrière si quelques galeries, critiques et conservateurs s’en étaient occupés sérieusement, mais sa mort ne fit que mettre une chape de béton supplémentaire sur ces années quatre-vingt honnies et détestées par la décennie suivante. J’enrage aujourd’hui quand je vois des artistes de la côte californienne très à la mode comme Laura Owens ou Margaret Kilgallen qui citent dans leurs peintures les contes populaires, le folk et l’outsider art. Blanchard avait réussi depuis longtemps ce grand écart entre l’imagerie populaire et la peinture la plus exigeante de Matisse, Gauguin, Chagall, Klee ou Léger.
Je suis sûr que, dix ans plus tard, la vision de ses œuvres permettra de comprendre toute l’importance et la beauté de son travail. Souhaitons que cette exposition nous ouvre les yeux sur l’inconséquence du monde de l’art et nous permette de relire enfin l’art contemporain en France dans les années quatre-vingt, dont il fut un des créateurs les plus magnifiques.
Miami, avril 2004
Catherine Viollet
Née en 1953 à Chambéry, elle vit à Malakoff.
École des Beaux-Arts de Quimper - Arts Décoratifs, Nice.
Associée à la Figuration libre lors de l’exposition « Finir en beauté » avec Robert Combas, Di Rosa, Jean-Charles Blais, Blanchard, François Boisrond notamment, Catherine Viollet définit ensuite son itinéraire propre entre la figuration et l’abstraction.
La particularité du travail de Catherine Viollet tient à l'association du dessin et de la peinture, du fusain et de l’huile.
La rencontre de ces deux spécificités renvoie aux préoccupations de l’artiste lorsqu’elle participait avec d’autres au mouvement de la Figuration Libre .
Texte de Catherine Viollet paru dans la monographie de Rémi Blanchard aux éditions Somogy en 2004
J’ai connu Rémi en 1979, alors que nous étions tous deux étudiants aux Beaux-Arts de Quimper, et très proches de Bernard Lamarche-Vadel, alors professeur de culture générale et qui, par ses positions sur l’art contemporain, divisait un peu l’école. Nous étions quelques-uns à nous être introduits avec bonheur dans la brèche ouverte par Bernard, qui apportait un nouveau souffle à l’école, précédé en cela par Jean-Louis Pradel un an auparavant.
J’ai ensuite partagé de façon assez brève la vie du groupe constitué autour de BLV à l’occasion de l’exposition “ Finir en beauté ”, en 1981, puis du relais pris par Hervé Perdriolle pour défendre ces artistes.
À cette époque, Rémi et moi avions en commun la présence animale dans nos peintures ; à l’occasion de votre demande de témoignage, je retrouve dans mes carnets des notes écrites à cette période, que j’ai envie de vous livrer car elles sont en résonance avec nos œuvres de ce moment-là.
“ Le silence des animaux laisse passer le flux de tous les possibles. Les visages sont des effigies. Ils parlent de la mort, d’un autre univers. La peinture est un bon moyen pour parler des animaux car elle ne leur fait rien dire.
Ne pas considérer l’animal comme figure, mais la figure comme animalité ; rapprocher la bête et l’homme en les traitant de la même façon.
Les bêtes ne parlent pas. Les visages se taisent. Ce sont des images du mutisme. Leur discours commun est un discours intérieur... Notre rapport à l’animal nous ramène forcément à nous-mêmes. Il s’agit d’absence. La peinture de Hopper est également une peinture muette et de l’immobilité. Comme celle de De Chirico : une imagerie où une atmosphère de temps enfui fait valoir par contraste un présent rendu muet. ”
Je citerai également cet extrait de Jean Baudrillard :
“ Territoires et métamorphoses ”, (Traverses n° 8) : “ Dans un univers de parole grandissante, de contrainte d’aveu, les bêtes seules restent muettes, et de ce fait elles semblent reculer loin de nous, loin de l’horizon de la vérité. Mais c’est ce qui fait que nous sommes intimes avec elles. Ce n’est pas le problème écologique de leur survie qui est important. C’est celui de leur silence.
Dans un monde qui ne sait plus faire que parler, dans un monde rallié à l’hégémonie du signe et du discours, leur silence pèse de plus en plus lourd sur notre organisation du sens. ”
Ce sentiment des choses nous rapprochait ; Rémi pas plus que moi n’était dans le discours. En ce qui concerne sa relation avec Bernard Lamarche-Vadel, je crois que l’animal était également un transfuge, mais d’un autre ordre ; Bernard était fils de vétérinaire et très marqué par cet aspect de son histoire, qui a nourri très fort son rapport à la mort et qu’il guettait dans toute œuvre d’art.
13 avril 2004
Richard Di Rosa
Texte de Richard Di Rosa, paru dans la monographie de Rémi Blanchard aux éditions Somogy en 2004
Je viens d'apprendre avec plaisir que tu fais le musée de Quimper et les Sables d'Olonnes. C'est magnifique. Je suis vachement content pour toi... et pour nous ! En ces temps de disette artistique et économique, quel plaisir d'avoir un peu de poésie ! Car, oui, s'il y avait un poète des pinceaux dans les années quatr-vingt, c'était toi. Et pour cela, d'ailleurs, je me suis toujours senti des affinités sourdes avec ton travail. Rappelle-toi comme les années punk, trash et kitsch ont été violentes et beuglante. Et tout ce que nous avions envie de hurler et de jeter à la face de tous les assis. Robert et Hervé éructaient sur leurs toiles à coups de traits vifs, parfois dégoulinants, toujours saturant l'espace. Et toi, tu faisais de cette violence extérieure une autre alchimie : des personnages pas vraiment lunaires mais venus d'ailleurs, des têtes de chat et de hibou qui nous fixent de leurs grands yeux interrogatifs, des signes qui sont autant de symboles de ton univers secret cerné d'or et peuplé de caravanes et de manouches. Je retrouve en toi la patience qu'il faut pour être sculpteur.
Nous avons une peinture de toi au-dessus de notre lit depuis vingt ans : une silhouette qui se dérobe, portant un objet sur son dos ; prise dans le quadrillage géométrique de la toile, elle semble désigner un ailleurs. J'espère qu le public va s'arrêter, regarder, écouter, et puis partir dans la rêverie, la poésie. J'attends, moi aussi, avec beaucoup d'émotion et d'impatience ce moment où nous allons pouvoir enfin voir, revoir tes peintures réunies !
Toi si près, si palpable à travers tes œuvres. La trace, les traces, oh mon poteau, ils sauront bien reconnaître les cœurs purs ... enfin...
À bientôt
François Boisrond
Fils des cinéastes Michel Boisrond et Annette Wademant.
Il a fait ses études à l'École nationale supérieure des Arts décoratifs à Paris où il rencontre Hervé Di Rosa, avec lequel il va s'engager dans le mouvement de la figuration libre avec Robert Combas, Rémi Blanchard notamment. Il est décrit comme le peintre du bonheur.
Il vit et travaille à Paris.
Il est professeur de peinture à l'École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, de Paris, depuis 1999.
Texte de François Boisrond paru dans la monographie de Rémi Blanchard aux éditions Somogy en 2004
Bernard Lamarche-Vadel nous a présenté Rémi Blanchard en 1980 dans la perspective de son exposition "Finir en beauté".
Rémi était un de ses étuiants à Quimper et Bernard l'aimait beaucoup.
Rémi était très attachant, doux et solide, silencieux avec un regard ouvert, une bonne tête de Breton avec aussi le tempérament.
Il a rencontré auprès des femmes un succés général et immédiat. On avait envie de le protéger parce que Rémi était un être pur.
La Figuration libre n'a pas connu une fortune critique. Le "libre" était sûrement présomptueux et puis aussi, nous n'avons jamais invoqué la fin de l'art, la fuite du réel ou l'artifice de l'image. Nous n'avons pas questionné la peinture, nous en avons fait avec délectation. Passé le phénomène médiatique, la réthorique habituelle en ces temps iconoclastes n'a pas pu fonctionner.
Robert Combas
Dans la nuit étoilée tu as rejoint la nuit des étoiles. Caravane magique des contes éternels pour amour spirituel. Ton calme était ton son, tu n'as rien fait d'autre que rentrer chez toi !
Elisabeth Krief
En 1976, Elizabeth Krief crée la galerie à Paris, afin de promouvoir l’art contemporain français et international. de 1976 à 1999 l’espace, situé au cœur de Saint-Germain des Près, s’ouvre à la peinture, la sculpture, la photo et les installations.
Pour favoriser une meilleure diffusion de ses artistes, la Galerie participe chaque année aux plus prestigieuses foires internationales d’art contemporain. Elizabeth Krief soutient ses artistes par le biais d’acquisitions, conçoit et réalise des expositions personnelles et collectives, édite des catalogues, des livres et des vidéos. La Galerie travaille en collaboration étroite avec différents partenaires : presse spécialisée, décideurs culturels, institutions, fondations, galeries internationales.
En juin 1999, Elizabeth Krief décide de fermer son espace. Elle pressent que la promotion artistique et le concept de Galerie ont évolué et ne peuvent plus se réduire à un lieu figé. La diffusion des artistes doit s’adapter et passe aujourd’hui par la conception et la réalisation des grands projets sur les lieux mêmes de la création.
La Galerie se veut Nomade.
Texte de Elisabeth Krief paru dans la monographie de Rémi Blanchard aux éditions Somogy en 2004
1981 : Découverte des tableaux de Rémi Blanchard à la foire de Bâle. Sa peinture est magnifique, éclatante, étalée à larges coups de pinceaux, éclaboussures, cadres peints prolongeant des tableaux aux formats conséquents.
Blanchard est tout jeune. Il vient d'exposer avec ses amis artistes de la Figuration Libre.
New York, Los Angeles, San Francisco, l'Allemagne, les Pays-Bas les réclament...
1987 : La Figuration Libre est maintenant installée dans le paysage artistique. Toutefois, Blanchard est peu vu en France. On le connaît moins. Il travaille surtout aux Etats-Unis.
Le critique Hector Obalk m'entraîne dans son atelier : nouvelle émotion devant ses acryliques à même le sol.
L'artiste est si réservé qu'il est difficile de communiquer. Il ne parle pratiquement pas, il semble dubitatif.
Je tombe particulièrement en arrêt devant une chouette qui trône dans des teintes sombres, des roses foncés, des violets, des prunes et des touches de jaune vif, des couleurs sans rapport avec la réalité. Je l'achète et propose une exposition immédiatement. Cette œuvre, acquise et revendue par deux fois et que je recherche à nouveau, fut le point de départ d'une amitié profonde et d'une collaboration solide.
1988 : One man show à la FIAC. Blanchard rencontre un franc succès. Les demandes d'exposition se multiplient et ne manqueront plus.
Pendant ces années et jusqu'en 1993, Blanchard peint ou ne peint pas, voyage au loin (au Japon, pays qu'il aime particulièrement, en Thaïlande, en Corée, aux Etats-Unis) ou disparaît en Bretagne ou en voilier. Impossible de le joindre pendant des semaines.
On ne sait jamais très bien où il est, où il va, si les tableaux seront prêts pour l'exposition.
Il est de toutes manières en retard car le temps ne l'intéresse pas.
L'éternel adolescent est soudain devant moi à la galerie, mince, discret, le visage lisse à la manière des japonais. Je ne l'ai pas vu venir, je ne sais pas depuis combien de temps il est là. Les discussions sont courtes, Rémi est avare de mots. Nous parlons de livres, de langues, de voyages. Tous deux nous avons lu et relu les Mille et Une Nuits, le Jardin des roses, Samarcande. Nous évoquons les miniatures persanes et les enluminures du Moyen-âge.
Il aime Matisse et Le Douanier Rousseau. Mais jamais il ne m'a parlé de Gauguin, de l'école de Pont-Aven, de ses aplats et des grands cernes noirs qui enserrent la couleur vive et isole en même temps les images. Il aime la nature, la mer, les bêtes, les rêves d'enfant : il les peint.
Entre-temps, son atelier Quai de Seine a brûlé : son chat est mort, il a tout perdu, sa musique, ses livres, son passeport, ses œuvres, ses repères. Blanchard est désespéré, détruit.
Malgré l'aide de ses amis, des collectionneurs qui lui trouvent un atelier et le soutiennent, il ne s'en remettra pas.
Dans sa dernière série d'œuvres, il peint les thèmes de Shéhérazade, de la pêche miraculeuse, du Soufi : toutes ses images semblent être les images parfaites du bonheur. Elles étaient peut-être aussi les images nostalgiques d'un monde qui ne pouvait pas être.
15 Avril 2004, Elizabeth Krief
Otto Hahn
Otto Hahn est né le 6 décembre 1935 à Vienne (Autriche), de parents d'origine hongroise. Il est décédé à Paris le 19 mars 1996.
Otto Hahn est arrivé à Paris en 1937. Il a suivi une formation en Lettres puis en philosophie et en Histoire de l'art à l'Ecole du Louvre.
De 1960 à 1965, Otto Hahn a collaboré à la revue de Jean-Paul Sartre Les Temps Modernes.
Dès 1965, il s'est rendu aux Etats-Unis grâce au soutien de la galerie Lleana Sonnabend, place forte de l'art américain à Paris au début des années 1960. C'est à la même période, en 1963, qu'il est entré à L'Express en tant que critique littéraire où, à la fin 1964-1965, il est passé responsable de la rubrique 'Arts' et ce durant vingt-sept ans.
Durant les années 1960, Otto Hahn s'est intéressé simultanément au Pop art américain et au Nouveau réalisme français dont l'ambition artistique était de faire le lien entre la peinture et la vie, et de « jeter les bases d'un nouveau matérialisme ». Il en est devenu l'un des principaux défenseurs.
En 1967, il a organisé une exposition à la galerie Stadler, intitulée « Art Objectif », qui rassemblait quinze artistes venant d'Angleterre, France, Hollande, Italie et Etats-Unis. Sa préface du catalogue est un résumé de ses différentes prises de position envers la culture en général.
En 1969, Otto Hahn a fondé avec Françoise Esselier la revue VH 101 (arts plastiques, littérature, musique, danse et cinéma).
Intéressé par le Minimal art et l'Art vidéo dans les années 1970, Otto Hahn a soutenu depuis le début des années 1980 le mouvement de la Figuration Libre. Il a été invité en 1985 par Suzanne Pagé pour être le commissaire de l'exposition intitulée « 5/5 Figuration Libre, France/USA » réunissant certains de ses protagonistes américains et français: Basquiat, Crash, Haring, Scharf, Blanchard, Boisrond, Combas, Di Rosa, Jammes et Kwong.Auteur d'une biographie sur Antonin Artaud, Otto Hahn a aussi consacré des livres aux différents artistes qu'il a soutenus: Arman, César, Masson, Spoerri, Sonderborg, Vasarely, Di Rosa. Il a été le collaborateur irrégulier d'un certain nombre de revues françaises et étrangères: Les Temps Modernes (1960-65), L'Express (1963-1989), Arts Magazine (1965-1970), Art International (1964-68), Art Press (1973-1990), +-O (1976-1986), Connaissance des Arts.
Texte de Otto Hahn paru dans la monographie de Rémi Blanchard aux éditions Somogy en 2004
La lumière du ciel, celle d’une chandelle Figuration libre Rémi Blanchard a fait partie de ces jeunes artistes qui connurent un rapide succès au tout début des années quatre-vingt. À cette époque, l’art d’avant-garde était dominé par la problématique conceptuelle. Les travaux étaient noir et blanc, très sévères et théoriques. Rémi Blanchard, avec ses amis Boisrond, Combas et Di Rosa, avaient entre 20 et 23 ans. Ils étudiaient encore la peinture. Tous quatre ressentaient le besoin de renouer avec un langage direct et pensaient que l’art pouvait s’inspirer avec profit de la bande dessinée et de la musique rock. Ils espéraient élargir le public qui s’intéressait à l’art. Environnement À peu près au même moment, en Italie, les jeunes revenaient à la figuration en se réorientant dans la trans-avant-garde. En Allemagne, les “ nouveaux expressionnistes ” renouaient avec la représentation de la figure humaine. À New York, les graffitistes, conduits par Jean-Michel Basquiat et Keith Haring, ouvraient les galeries à l’art de la rue. Position Dans le groupe de la Figuration libre, la position de Rémi Blanchard est quelque peu particulière. Alors que ses amis s’inspirent de la bande dessinée, il cherche ses motifs dans les contes et les légendes. Il est le plus rêveur des quatre. Il cherche une imagerie différente, issue de la mythologie. Évolution Les premières œuvres de Rémi Blanchard étaient très picturales, larges coups de pinceau se terminant en éclaboussures et gouttelettes. Il passe ensuite, vers 1984, aux larges aplats de couleurs vives. Ce n’est que plus tard que Rémi Blanchard fait intervenir la simplification des plans colorés. Actualité La présente exposition montre des images simples : une femme arrange un bouquet de fleurs, un jeune homme fait une sieste sur la plage, une femme lit tandis que l’homme attise le feu. Ces sujets sont intemporels : les heures semblent suspendues. Rémi Blanchard évite la tension et le drame. Il touche à des domaines secrets, comme le souvenir ou la nostalgie. Imagination, magie, imagerie Rémi Blanchard aime l’univers des contes, les images d’Épinal, les miniatures persanes, les Mille et une nuits. Mais l’artiste ne raconte aucune histoire. Il fixe plutôt un motif : le repos, le sommeil, la lecture, l’errance. Il simplifie les fonds, introduit des jeux ornementaux. Les arbres sont tout en feuilles. Les fleurs géantes découpent la surface. Les personnages deviennent des silhouettes. Rémi Blanchard crée ainsi un monde poétique qui rappelle les enluminures et les gravures des expressionnistes allemands des années 1910 à 1920. Écriture Dans la peinture, le sens vient par l’écriture. Dans la littérature aussi. Rémi Blanchard a donc inventé sa propre écriture. Le cerne noir détache les objets et les personnages. À l’intérieur du cerne, divers éléments apparaissent : des animaux, des oiseaux, des fleurs. Couleur Une même couleur désigne le ciel et la lumière de la lampe, la teinte d’un pull-over, celle de l’herbe, la couleur d’une écorce et le pelage des lapins. Cette simplification des couleurs rappelle la répartition des aplats des images imprimées. L’image dans l’image Dans certaines toiles de Rémi Blanchard, il arrive qu’un tableau décore un mur. L’ambiguïté surgit alors : s’agit-il d’une fenêtre s’ouvrant sur un paysage de neige ? S’agit-il d’une scène d’hiver accrochée à une cloison ? Les images renvoient parfois à des légendes : le bateau en équilibre sur la cime d’une montagne semble être l’arche de Noé. En effet, certains affirment que la célèbre arche s’est échouée au sommet du mont Ararat. Poésie Rémi Blanchard transforme les personnages en signes. Il dégage une sorte de langage basique qui cerne les types. Il prend donc la voie opposée au réalisme. Il dépouille la nature de ses détails afin de centrer l’intérêt sur l’image. L’apparence simple cache un mystère qui se fond à l’ambiance. Le rêve. Invention Vers 1983, Rémi Blanchard invente une mythologie fondée sur les tracteurs, les charrues et les machines agricoles. Il y avait là une volonté de rajeunir les grands thèmes picturaux. Depuis, il est revenu aux sujets kitsch qui traversent le temps : l’amour, le couple, les bêtes fauves, la mer, la montagne, l’homme, la femme. Ces thèmes se renouvellent à chaque génération. Rémi Blanchard apporte sa contribution aux sentiments qui occupent l’esprit et le cœur des hommes. Il réactualise des sentiments simples, qui sont peut-être les constantes de l’existence.
Otto Hahn
Bernard Lamarche-Vadel
Poète et auteur de nouvelles, il a composé une œuvre considérable et remarquée de critique d'art dans les années 1970. Il se donne la mort en 2000 à l'âge de 50 ans, dans son château de la Rongère, laissant derrière lui cinq enfants dont Rebecca Lamarche-Vadel, présidente de l'association Art Effect, qui promeut l'art, sous tous ses aspects (photos, peintures, film...) auprès des jeunes.
Oraison funèbre de Rémi Blanchard, prononcée en l’église Saint-Germain-des-Prés, le 19 mai 1993, par Bernard Lamarche Vadel
Mesdames, Messieurs, Tel qu’il m’est apparu en 1979 à Quimper, dans une École des beaux-arts dont il était l’élève et où, à l’époque, je tentais de faire valoir la ressource que pouvait être la culture, c’est-à-dire la pensée en acte, pour des jeunes gens qui se destinaient à la pratique artistique, Rémi Blanchard, Rémi, qui devait devenir mon ami, notre ami, était mon rebelle favori. Sans le savoir encore, il avait pris la bonne pente, celle qui mène à l’art sincère et véritable, par la contestation des maîtres et des modèles. Quinze ans presque ont passé, mais je nous vois encore, vous qui êtes si nombreux ici pour témoigner à sa famille qu’il était notre ami, depuis là-bas à Quimper, lui au fond de la salle de conférence et moi tout préoccupé de leur dire ce que veut dire avoir une ambition artistique. Rémi, entouré de Gildas, Marie, Catherine, Bruno, Didier, Nadine, Yannick et combien d’autres, mes élèves, je te vois, quelles forces déjà tu nourrissais grâce auxquelles durant mes longs exposés tu tenais un journal ouvert, ostensiblement occupé par l’actualité pendant tout ce temps où je te parlais du temps de l’art qui donne tout son mystère à celui des horloges.
Tu l’as su plus tard, lorsque nous sommes devenus vraiment très amis, je t’ai toujours secrètement félicité d’avoir eu le courage de présenter ce rempart à ma vue, derrière lequel tu ruminais contre l’art contemporain, contre Paris et New York, maudissant à voix basse celui qui essayait d’installer quelques grands noms de l’histoire de l’art auprès de vos oreilles et de vos pinceaux. Mais potier tu voulais devenir, et la terre seule t’intéressait ; dans cette résolution tu puisais la force de ta résistance, rebelle, breton, et déjà si doux. Douceur, mot si rare à prononcer en faveur des humains. La douceur de Rémi à cette époque était le merveilleux chemin peuplé de ses sourires qui nous a tous menés à son élégance naturelle. Rémi, je te vois, hostile derrière les nouvelles du jour, chaque semaine à l’heure où je te parle, à Quimper. Et j’ai souri, mon sourire était un compliment envers ton attitude ; puisque j’aimais tant l’art et que je vous proposais de partager ma foi et ses raisons, l’art étant ce pas au-delà de l’obéissance, des conventions et des justifications, l’art étant essentiellement ce que l’on fait de sa propre singularité en l’aménageant sous la forme d’une perspective spirituelle offerte à qui veut bien la considérer, l’art étant donc rébellion contre toutes les idéologies et leur sectarisme particulier, l’art par conséquent étant l’exercice souverain mais exigeant de la liberté : au jeune rebelle Rémi Blanchard, j’ai souri et nous avons beaucoup parlé.
J’ai parlé à un artiste, lui faisant savoir que dans l’ordre de l’art il y était déjà, sous le signe de la rébellion, une rébellion calme, douce ; douceur d’un enfant qui derrière ce journal qu’il tenait bien ouvert chaque semaine, à Quimper, protégeait son souci et sa raison d’être ailleurs. Mais ailleurs, où Rémi a toujours voulu vivre sa vie, n’a jamais été pour lui vague à l’âme ou terrain vague. Ailleurs, qui était chez lui une disposition spontanée, ailleurs, tout bâti de mystère, ailleurs où est accrochée toute sa grande œuvre de peintre, ailleurs vers quoi il a tant travaillé, ailleurs est devenu sa décision personnelle et monumentale ; une décision précise, quotidienne, scrupuleuse, obstinée mais douce de se dépasser, de nous dépasser, pour être cet artiste qui se métamorphose en cerf, en bouquetin, en chat, en gitan, en corps qui dort, en ami du renard ou de l’oiseau. Demeurer ailleurs qui fut cette décision de parcourir tant de figures de solitude et de voyage que son œuvre exalte est devenu cette terrible fatalité qui nous coupe les jambes, bouleversés que nous sommes ; ailleurs est si loin, Rémi, trop loin.
Dans cette maison coiffée par la nuit où j’écris à ta recherche, Rémi, je te vois, tout a été si vite, tu voulais être ailleurs, tu es à Paris, 1981 sur nos agendas, installé chez moi que tu peuples de têtes de cerfs, nos amis sont là, Catherine, François, les deux Hervé, Robert, Jean-Michel, Jean-Charles et Jean-François. Ils sont ici, tous t’ont beaucoup aimé. Finir en beauté, la figuration libre, j’étais triste, c’est ma façon d’être ailleurs ; vous étiez heureux, si heureux, le monde de l’art allait progressivement mais si vite se prosterner devant votre talent, votre jeunesse, votre fulgurante audace. De Paris où tu allais demeurer, ailleurs, ce sera bientôt New York, Los Angeles, Amsterdam, Tokyo ; ailleurs, ce fut pour toi durant presque quinze ans le monde entier qui célèbre l’univers que tu fais tournoyer doucement dans tes tableaux où les animaux, qui sont par nature pour les hommes toujours ailleurs, ont la part belle de ton rêve.
Comme je te reconnais, Rémi, lorsque dans un terrible incendie des entrepôts du quai de Seine tu perds ton atelier et tout ce qu’il contenait. Ce ne sont pas les tableaux perdus qui t’affligent, tout est bien disparu, tu ne m’en as pas parlé. Ces souvenirs de peu mais qui nous sont si chers, pas un mot à leur endroit, mais que ton chat ait péri dans le gigantesque sinistre est l’immense raison de ta douleur. Le chat, si souvent présent dans ta peinture, habitant d’ailleurs où qu’il se trouve, au point que les Égyptiens déjà consacraient sa majesté étrange, le chat, qu’il fût familier ou sauvage, grégaire ou nomade, a été sans nul doute une force dans la nature en laquelle tu as concentré le plus grand degré d’ouverture de ta personne sur le monde. Le chat a été ta manière de vivre.
Il est impossible pour moi en m’approchant de tes parents, de tes frères et sœurs dont tu m’as parlé naguère, de ta famille, de prétendre partager leur douleur : une joie se partage aisément mais la douleur, une telle douleur, découvre chacun au fond de sa solitude. Mais père aussi je suis, et d’une famille nombreuse, et frère aussi je suis, encore d’une famille nombreuse ; j’ose imaginer, je veux imaginer dans cette nuit que tu as si souvent représentée dans tes tableaux et qui est venue nous envahir depuis que tu n’es plus là pour en être le merveilleux maître, j’imagine la question exclusive que l’on se pose, qui brûle dans la douleur des parents : pour brève qu’ait été sa vie, raison de notre douleur et peut-être de notre colère, l’a-t-il réussie, sa vie ? J’ose imaginer, je suis un peu brutal, mais en sachant que l’expression de la vérité de ce que fut Rémi commande la franche question : la brièveté de sa vie est-elle une manifestation de ce qu’elle aurait été ratée ?
Mesdames, Messieurs, vous tous qui avez été si proches de son enfance, je ne suis ici que le délégué que vous avez choisi d’une communauté qui vous accompagne dans votre deuil, qui est aussi le nôtre, et dont la présence à vos côtés, et bien au-delà de cette église, témoigne de la place éminente qui fut la sienne dans le monde de l’art. Bien que le destin l’ait si tôt retiré du visible, je vous le dis avec le cœur et je vous le dis avec la raison qui me reste lorsque le cœur est endeuillé, Rémi n’a pas raté sa vie, vous devez être immensément fiers de votre fils et de votre frère, comme nous sommes autour de vous venus vous témoigner que fiers nous l’avons toujours été, et nous le demeurerons, qu’il nous ait gratifiés de son amitié et de son œuvre.
Sombre et éclatant cortège, je pense à quelques-uns, Géricault, Van Gogh, Seurat, Franz Marc, Yves Klein, Manzoni, Palermo, et plus proches de nous Keith Haring, Jean-Michel Basquiat et aujourd’hui Rémi Blanchard. Tous si grands peintres, et morts si jeunes. Mourir jeune pour un artiste est une fatalité et une responsabilité qu’il ne sait pas. C’est pourquoi ces artistes sont admirés deux fois plus d’avoir été dignes de rester dans la mémoire des hommes ; là où d’autres ont le temps, ils ont eu l’énergie et la conviction de savoir que l’on ne dispose pas du temps. Il n’y a de temps que le temps de donner aux hommes le meilleur de soi-même.
Rémi, tu nous as donné le meilleur de toi-même, et notre vie attachée à ton souvenir sera ce long remerciement que nous te devons, l’histoire de l’art dira ton nom et ton nom, Rémi Blanchard, restera le synonyme de la foi, de la foi dans l’art et d’une immense espérance pour les hommes.
Jean-Marie Bénézet - Directeur du Cercle d'Art contemporain du Cailar
Nous étions tous les deux assis au bas des larges escaliers qui desservent les coursives du Grand Palais. C'est ce que nous avions trouvé de mieux pour discuter lors de notre rencontre. C'était à la Fiac, en 1990. Je ne sais plus s'il y avait des espaces Bar pour les Fiac du Grand Palais ou s'il n'y avait plus la place, mais le fait est que nous étions assis au bas de ces escaliers.
Il y avait comme un malentendu. La galeriste de Rémi, Elizabeth Krief, souhaitait qu'il participe à l'exposition que j'organisais depuis 1988 dans mon village. Deux de ces artistes, Jean-Paul Chambas et Lucio Fanti, comme deux des compagnons de route de Rémi, Hervé Di Rosa et François Boisrond, avaient déjà participé à cette exposition.
Je récitai ma leçon à Rémi Blanchard, lui indiquant pourquoi je faisais ça : le choix du thème lié à mon village, lieu de transhumance et de pâture des taureaux, mon intention de sensibiliser par ce thème, le taureau Camargue, un public rural à la création contemporaine, etc.
Rémi Blanchard écoutait poliment, sans m'interrompre, et après lui avoir tout bien expliqué, il me demanda le nombre d'œuvres souhaitées, leur format, les supports, les délais, des questions purement techniques. Je lui indiquai donc quantité, formats, supports et délais.
Il me demanda de lui fournir de la documentation et me dit qu'une fois le travail fait, il le donnerait à sa galerie.
À ce moment-là j'ai compris qu'il était temps de lui dire que, même si nous étions à la Fiac, il ne s'agissait pas d'une commande, car je n'avais pas le premier sou pour le premier dessin, que les œuvres étaient proposées à la vente, mais qu'elles ne se vendraient peut-être pas et, ma crainte de le voir refuser et ma grande envie de voir la poésie et le doux mystère de la peinture de Blanchard se pencher sur le taureau Camargue, je lui dis que je préférais qu'il ne participe pas s'il n'avait pas vraiement envie de faire ça.
À la fin de notre discussion au bas de l'escalier, nous avons convenu de nous rappeler.
C'était en fait le premier artiste que je contactais par le biais de son galeriste. Précédemment, les artistes m'avaient souvent emmené vers d'autres artistes, parfois jusqu'à leur galeriste, mais je ne m'étais jamais trouvé dans la position de quelqu'un qui passe commande, j'avai seulement eu le privilège d'une relation complice avec des artistes qui avaient envie de participer à cette aventure bien improbable.
Quelque temps plus tard, rendez-vous fut pris, rue Mazarine, à la galerie Krief. J'arrivai avec mes images, ma documentation sous le bras ; il arriva, impeccablement mis, comme lors de notre première rencontre, et me tendit une enveloppe kraft. " C'est pour vous !" J'ouvris, il y avait le dessin d'un taureau, marchant tête en l'air, l'air de quelqu'un qui sifflote. Avec trois coups de crayon il y avait toute la délicate force de son univers.
Nous noous sommes dit à peu près les mêmes choses que la première fois, mais plus longuement, en nous coupant la parole, souriant devant un café refroidi.
Je reçu au début de l'été quatre œuvres magnifiques pour cette quatrième édition de l'exposition d'été du Cailar ; l'une d'entre elles fit la une du quotidien régional, se vendit et je retournai les trois autres à regret à la galerie. À l'automne, j'enretrouvai une accrochée... à la Fiac.
Il était une fois...
la figuration libre
Cet ouvrage de 80 pages a été édité à l'occasion de l'exposition "Il était une fois... la Figuration Libre" présentée à la Fondation d'entreprise Coffim du 28 novembre 2001 au 28 février 2002.